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UN HASARD QUE TOUT NÉCESSITAIT

génération des hommes pour tous les rangs de l’État. Désarmés comme nous sommes, nous avons pour unique ressource de maintenir le rapport où nous nous trouvons avec eux, et de telle façon que le jour où ils seront députés, millionnaires, ministres, nous puissions leur demander un service qui sera, avec leur nouvelle situation, dans la proportion de la pièce de quarante sous qu’ils le lâchent quelquefois.

— Au lycée j’avais plus de prix que Saint-Phlin, ce nigaud ! répliqua avec fureur le carabin, — dont j’atténue le vocabulaire, — et j’ai passé en trois mois mon baccalauréat ès lettres et mon restreint ès sciences. Que je sois ivrogne, c’est possible, mais je gagne quelques sous ; ils n’ont jamais travaillé de leurs doigts. Et tu fixerais pour espoir à ma vie de maintenir avec eux une relation de patrons à protégé, de maître à domestique !

— Pendant huit ans, j’ai rossé Sturel, — dit Racadot avec âpreté, — mais alors nous étions dans l’égalité parfaite, dans le communisme du lycée. Aujourd’hui nous avons à subir les lois d’un ordre social criminel.

Je ferais sauter avec joie tout Paris ! — prononça Mouchefrin, mais d’une voix étouffée : car les pauvres croient à l’existence réelle de la police.

— Petite tête, toute petite tête, — répondait Racadot, en lui tapant du doigt sur le crâne, — mauvais bélier pour abattre les hôtels des Champs-Elysées ! Tu feras mieux de t’y installer avec eux vers quarante ans.

Mouchefrin avoua ce qui leur crevait le cœur :

— Eh ! ce soir, ont-ils seulement pensé à nous ouvrir la Vraie République ?