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LES DÉRACINÉS

sophe jusqu’à son logement de la rue Cassette, il s’interprétait soi-même comme un animal philosophe, mais plus jeune, admis à s’approprier l’âme d’un condamné à mort pour lui servir d’immortalité.

Le langage de ce maître faisait une nourriture si vigoureuse, un tel alcool, que ce jeune homme s’en trouvait cérébralement troublé. Brusquement sortie de ses horizons ordinaires, sa pensée oscilla comme l’oiseau qui s’oriente, le prisonnier qu’on libère. Dans cette ivresse d’une mélancolie bizarre, il crut prendre conscience tout à la fois des forces destructrices et conservatrices de l’univers ; il les trouvait tragiquement manifestées en son illustre compagnon : il reconnaissait une forme où la nature avait accumulé d’immenses richesses et qu’elle allait abolir. Quand, sous les eaux limpides de la baie de Vigo, Rœmerspacher contemplerait le repos de l’or, des perles et des diamants légendaires écroulés, ces magnifiques amoncellements susciteraient moins chez lui les facultés du rêve que ne fait l’image de M. Taine englouti dans la mort… Son âme amollie par une émotion métaphysique d’une si voluptueuse poésie en fut plus aisément marquée par cette conversation et prit le sceau de la grande philosophie moniste.

Les paroles de M. Taine, en ce jeune homme qui a des loisirs, épuiseront peu à peu leurs conséquences. Immédiatement ce qu’il entrevoit, c’est la position humble et dépendante de l’individu dans le temps et dans l’espace, dans la collectivité et dans la suite des êtres. Chacun s’efforce de jouer son petit rôle et