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VISITE DE TAINE À RŒMERSPACHER

mestique, la cuisinière, issue des fonds les plus lointains de la paysannerie lorraine. Son service fait, elle lui racontait les histoires des fées, des géants, des magiciens, mêlées de récits de cour d’assises, qui sont plus récents, mais bien beaux aussi. Ces après-midi passées derrière les groseillers, dans le jardin, eurent une influence notable sur l’imagination de Rœmerspacher. Il distingua toujours l’absurde dans la vie, mais il ne le détesta pas quand il ressemblait aux contes de la cuisinière. Voué aux études scientifiques, il aime encore les récits merveilleux : il ne s’endormirait pas sans avoir lu une centaine de pages d’un roman, non pas des études, dites d’observation, mais des constructions imaginatives, si médiocres soient-elles. Et le voici qui pense tout haut :

— Quel singulier garçon tu fais, François ! Il y a en moi quelque chose qui ne renie pas l’ensemble de tes préoccupations ; tu as bien dit cela : découvrir la sphère où nous sommes destinés à nous mouvoir, que nous remplirons de notre vie… Notre enfance, notre passé nous ont portés dans Paris et se taisent. Paris n’est pas un univers saisissable pour nous : c’est un désordre. Eh bien, soit ! Je comprends que tu veuilles organiser notre vie, nous donner un centre, une direction, des idées qui soient notre patrie…

Ainsi le bon sens de Rœmerspacher se rallie aux inquiétudes de Sturel.

Des hommes de vingt-deux ans intéressent peu leur raison dans la recherche de la vérité, mais leur sensibilité, que Pascal nommait « volupté » et « caprice ». À cet âge où l’imagination, comme une ai-