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Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/236

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LES DÉRACINÉS

familles, que la fortune ni la naissance ne lui imposent. Petit noble, sans argent ni relations, il juge tout et tous, et il affiche du mépris pour l’esprit et les frivolités. En même temps qu’il s’affirme devant les autres, en secret et avec passion il se découvre dans Rousseau et dans les chroniques de la Corse. — À seize ans, il fut officier… Chambres de Valence, d’Ajaccio, de l’Hôtel de Cherbourg à Paris, de Seurre et d’Auxonne, cabinets de lecture où s’amassait l’esprit révolutionnaire, promenades fiévreuses de la route des Sanguinaires, vous connûtes ces mêmes tempêtes dont les bois de Combourg venaient d’être témoins ! C’est René, ce petit officier qui assiste avec toutes les souffrances des nobles adolescences à la formation de son génie. Dans l’hiver de sa dix-huitième année, il écrit la page sublime sur le suicide : « Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la sincérité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd’hui ? Du côté de la mort. »

« Ô notre Bonaparte, — songeaient-ils, d’un même élan — c’est nous tous que tu tuerais avec toi !… »

— À nulle époque la nature ne produisit en plus grand nombre le type bien connu, le César, l’animal né pour la domination. Qu’à se faire reconnaître il trouve trop d’obstacles, sa plainte sera le principe du romantisme. Bonaparte pouvait être l’un de ces enfants divins qui exprimèrent avec une force contagieuse ce délire mélancolique des grandeurs. Sans