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BOUTEILLER PRÉSENTÉ AUX PARLEMENTAIRES

l’approuve, l’encourage du regard et de sa tête balancée, mais son sourire semble dire : « Nous avons été des enthousiastes comme vous, monsieur !… » À cette objection qu’il saisit chez tous, Bouteiller, qui n’a rien d’un bon jeune homme et qui n’entend pas être traité en amateur, riposte directement :

— Votre journal soutiendrait-il cette thèse du danger de multiplier les maîtres d’école et les maîtres de philosophie ?

Qu’est-ce que cette rude façon d’interpeller un homme d’esprit ?… Voyez-vous la nuance ? Bouteiller a encore l’âpreté d’un néophyte.

— Bah ! — dit l’autre qui ne se démonte pas, — mon journal, c’est la marque quotidienne de mon mépris pour la bourgeoisie française.

Soulagé par une boutade qui ramène tout au ton convenable, chacun rit longuement, sauf Bouteiller et le baron. Celui-ci, nerveux pour son protégé, redoute qu’il prête à sourire ; il craint, d’autre part, de l’effaroucher par ce ton de libertinage politique familier à des hommes de partis divers quand ils sont liés par des intérêts privés.

— À neuf ans, dit-il, mon ami Bouteiller travaillait avec les maçons à Lille. Il était l’enfant qui monte « l’oiseau » à l’échelle. La journée de l’aide-maçon commence un quart d’heure plus tôt et finit une demi-heure plus tard que le travail du maçon. Malgré ce surmenage, Bouteiller prenait sur ses nuits de gamin pour étudier, et, à douze ans, sans avoir jamais eu de maître, il obtenait au concours une bourse.

Tous les visages exprimèrent une haute estime ; mais, tandis qu’ils examinaient Bouteiller, on sentait