Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/308

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
298
LES DÉRACINÉS

— Mais, dit Sturel, nous exprimerons nos idées, et l’opinion nous classera.

Bouteiller, qui ne cessait jamais d’être grave, devint sévère :

— Monsieur Sturel, dit-il, vous êtes de bonne éducation, d’esprit lettré, intéressé par les affaires publiques. Vous devriez vous attacher pour quelques années à un homme politique comme secrétaire. Vous trouveriez cela aisément.

Sturel rougit. Il se tourna vers Rœmerspacher, comme pour le prendre à témoin, et celui-ci intervint aussitôt :

— Sans doute, votre avis serait excellent, si nous choisissions la vie publique à la façon d’une carrière et pour notre utilité propre.

Le sourcil de Bouteiller se fronça, il étendit la main… Comme entre gens qui ne pensent pas de la même façon, cela commençait par des froissements de mots.

— Vous vous trompez, monsieur Rœmerspacher, je ne vous donne pas un conseil utilitaire. Je vais plus loin et je vous étonnerai : je ne me demande pas si vous avez du talent et si vous le produirez en écrivant. Cela, je l’admets… et cela, c’est peu. Je cherche à m’éclairer et à vous éclairer sur votre devoir.

De quel ton il a dit : « devoirs » ! Rœmerspacher en pourrait être décontenancé ; mais, d’instinct, ce Lorrain à tête solide sait, quand il discute, garder sa direction. Si l’on part sur des mots, on ne commande plus, on subit son contradicteur, on s’expose à faire ou à dire ce que l’on ne voudrait pas. Rœmerspacher laisse cette question du « devoir », inopinément soulevée, et se maintient dans son sillon.