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Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/378

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LES DÉRACINÉS

destinée, son caractère. Son visage blême apparaît aux curieux, aux parieurs qui l’épient, une page blanche. Cela est très dramatique. Ces joues creuses d’où saillit le profil, cette peau tendue, fatiguée, ce regard agité nous donneront demain le masque impérieux du jeune héros vainqueur ou bien la tête penchée, l’aspect phtisique du vaincu.

Examinez le chef à la guerre, le politicien, le boursier dans une longue campagne incertaine ; leur être, qui se détruisait dans l’incertitude, soudain affiche son résultat, se fixe dans un caractère, crie à tous par son aspect : « Sauve qui peut ! » ou : « Victoire ! » La voilà bien, la figure de Racadot. Elle est d’un chef, puisque au lieu de tomber, comme c’est l’habitude des individus placés bas dans l’espèce, elle a pris un inexprimable tragique. Ses mâchoires se resserrent, ses épaules plus carrées deviennent une façon de bélier brutal qui dans la rue rejette violemment les passants. Sous le vent de la défaite, le jeune navire fend de son éperon plus ardemment les plaines désespérées de la mer. C’est que le rameur, sûr d’être pendu s’il est rejoint, trouve dans cette certitude d’immenses énergies.

L’opiniâtreté de Racadot est faite de ceci qu’il se sent hors la loi. Pour un particulier, nul bénéfice à acculer ses adversaires : c’est les contraindre à des résolutions de forcenés ; même sans espoir, ils fonceront, dussent-ils s’enferrer. La société accule Racadot, et par là elle court un risque.

D’aucune façon il ne peut admettre qu’il abandonne son journal : tant qu’il possédera la Vraie République où il a englouti ses 40,000 francs, il considérera que ce sont des frais de premier établissement ; qu’il