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QUINZE JOURS DE CRISE

frin rentra pochard, satisfait et grossier : aux êtres mal nourris, un repas copieux suffit pour les troubler ; il raconta avoir mangé à l’office, et tut les vingt francs qu’Astiné lui avait remis.

— Elle m’a dit qu’elle n’avait pas d’argent : comme journaliste, je ne l’intéresse pas, mais elle me fera une situation de guide si je lui montre mieux que « le Père Lunette » ou « le Château-Rouge ». Elle dit que les restaurants à Pétersbourg sont plus raffinés qu’à Paris, et l’opéra meilleur en Allemagne. Elle reconnaît que le café-concert est d’un canaille bien spécial à Paris, mais elle s’en lasse. Elle voudrait, un soir, circuler sur les berges de la Seine et visiter leurs cabarets.

— Des bêtises de riche ! — dit Racadot qui trouva, pour exprimer son dégoût et son irritation, l’accent et la formule qu’il aurait eus à Custines, s’il n’était jamais allé au lycée de Nancy.

Le lendemain, 16 mai, Mouchefrin et Racadot étant sortis, l’imprimeur vint et aggrava ses menaces d’expulsion par des propos injurieux pour la Léontine. Il prétendait qu’il avait un client tout prêt et qu’il fallait avant vingt-quatre heures ou lui donner du travail ou lui restituer son local. Racadot, maintenant toujours son invention, écrivit à son père :

« S’il t’est matériellement impossible de me procurer de l’argent, envoie-moi, sitôt que tu auras reçu cette lettre, une dépêche que je puisse présenter à ma vendeuse et conçue en ces termes : « Ne puis envoyer 10,000 fr. avant fin courant. Te cautionne envers qui de droit. »