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Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/395

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QUINZE JOURS DE CRISE

si dévouée et qui est honnête !… Il me faut de l’argent pour sauver le journal.

— Comment en trouverai-je !

— Vois notre position, Antoine, à tous les deux. Dans trois mois nous pouvons, par le journal et par Bouteiller, avoir gagné la bataille. Aujourd’hui je suis ruiné, j’ai à peine de quoi manger. Regarde-toi : tu es à peine vêtu ; tu n’as même pas une femme…

À son tour, Mouchefrin se mit à pleurer. Il pensait à sa pauvre existence, et que si Racadot se décourageait et voulait rentrer dans son pays, il serait tout à fait abandonné dans Paris.

Ils eurent honte de demeurer rue Montmartre où des confrères journalistes auraient pu les voir ; ils s’enfoncèrent dans les rues étroites, obscures, tortueuses du Marais. Le vent ne cédait que pour laisser tomber des ondées, et quand la lumière des becs de gaz avait cessé de vaciller lugubrement, elle produisait une impression plus désolante encore en se reflétant par teintes blafardes dans les flaques et les ruisseaux d’eau noirâtre. Tandis que des vrais Parisiens auraient su trouver un asile dans un des tripots — multipliés sur nos boulevards, grâce à des autorisations vendues en sous-main par des parlementaires — ou dans quelque bouge des Halles, de la place Maubert, tenus par des repris de justice, ils passèrent la nuit embusqués sous un porche. Jamais l’aube sur Paris fangeux ne fut si froide et si malade. Racadot prit les deux mains courtes et grosses de Mouchefrin :

— Antoine, il y a un moyen et tu peux l’employer. Je t’en supplie, Antoine, mon frère… une perle, une