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LA MYSTERIEUSE SOIREE DE BILLANCOURT

geant le fleuve. Elle ne tarda pas à regretter qu’ils eussent renvoyé la voiture. Ils reconnurent s’être trompés et qu’il faudrait encore une demi-heure pour atteindre les bouges où ils la menaient. Au bout d’une heure elle leur ordonna de trouver un fiacre. En ricanant ils s’offrirent à la porter. Sur sa menace d’appeler le premier passant et comme il n’était pas minuit, ils cessèrent leurs goujateries ; Racadot assura qu’on approchait du Point-du-Jour. Par deux fois, malgré la volonté de ses compagnons, elle avait essayé d’arrêter des cochers. Maintenant s’étendait une solitude menaçante. Elle eût voulu retourner vers Saint-Cloud dont les lumières déjà l’avaient attirée. Ils s’y refusèrent, prétextant les cafés fermés et les voitures remisées.

— On dirait que vous avez peur, ajouta Mouchefrin ; aurez-vous bientôt fini de nous insulter ?

Ils prirent pour thème de leurs propos qu’« évidemment c’est plus commode d’être dans son lit », et ils développèrent cette imagination avec une extraordinaire liberté dont elle était suffoquée comme d’une révolte de domestiques. Elle espéra qu’ils étaient ivres.

— Allons, dit-elle. Monsieur Racadot, soyons bons amis ; si vous me ramenez rapidement chez moi, je vous promets une subvention pour votre journal. Il parut se rendre à ce désir.

— Appuyez-vous sur nous, disait-il, ne craignez rien, nous sommes solides.

De force, ces bandits mal soignés prirent chacun par un bras la belle aventurière et l’entraînèrent si vite que par deux fois elle déchira sa jupe de dentelle. Elle se taisait. Ils marchaient toujours sur