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LES DÉRACINÉS

exhortations. La clientèle de l’assassin, de l’homme qui vient d’oser cette inhumaine dépense d’énergie, elle est faite seulement de figures d’effroi chuchoteuses, au milieu desquelles il court comme un maudit.

Racadot et Mouchefrin ont lavé leurs mains avec du sable, dans la Seine. Mais Racadot voit sur le cou de Mouchefrin, Mouchefrin voit sur le cou de Racadot une petite raie fine comme un tracé, un projet pour le couteau de la guillotine, la ligne d’intersection selon laquelle leur tête culbutera dans le panier de son. Ils ne veulent point que ce signe et d’autres plus certains encore les dénoncent à l’octroi du Point-du-Jour : ils traversent Billancourt, le haut Billancourt, Boulogne, et par le Parc-aux-Princes, atteignent les grilles, près de la gare d’Auteuil. Là encore un octroi. Ils songent à passer la Seine, et sur la rive gauche ils joindront le pont de Neuilly, pour regagner de là Paris. Sur les ponts, des octrois toujours ! Les novices n’avaient pas prévu que Boulogne, Billancourt, entre Paris, le Bois et la Seine, forment une vraie souricière. Peut-être a-t-on déjà retrouvé le cadavre. Ils se séparent. Isolés, ils pensent attirer moins l’attention ; chacun voit dans l’autre un danger.

Laissons-les à leur épouvante infâme, et, par contraste, plaisons-nous à nous rappeler le beau spectacle, si profondément émouvant, d’un jeune homme dans le bref espace de sa vie où il s’occupe en toute conviction des intérêts de l’espèce et se donne aux choses éternelles. Ainsi, le même souffle qui passe sur le cadavre d’Astiné Aravian caressait tout à l’heure François Sturel, épris de Thérèse Alison, et