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DÉRACINÉ, DÉCAPITÉ

Au milieu de ces bas serviteurs judiciaires qui louchent de très petits traitements et ne songent qu’à bavarder, mais qu’il suppose tous tendus à le surprendre, Mouchefrin ressent, après vingt ans et centuplée par la peur de la guillotine, la terreur du petit enfant devant le pion. Les huissiers l’allaient voir causer avec Racadot : le juge averti l’interrogerait, puis son complice, sur ses propos échangés ; ils se contrediraient… Leur rôle est bien convenu : ils ont passé la soirée avec la Léontine ; ils nient tout ; quoi de nouveau à concerter ?… Pourtant il n’ose pas fuir : il craint d’exciter Racadot. À son angoisse de cinq minutes, mais de minutes si longues qu’il a senti son cerveau se gorger de sang, sa pensée se noyer comme dans une congestion, les agents coupent court en fermant la fenêtre… Et peu après, Mouchefrin aperçoit l’ombre de Racadot qui se déplace. Le malheureux ! le désespéré ! on l’introduit dans le cabinet du juge… Si Mouchefrin avait été un homme de sang-froid et qui comprend à demi mot. Racadot gardait des chances très sérieuses.

Contre Racadot, on n’avait alors que des présomptions : les quinze cents francs payés le 25 mai pour la location de la Vraie République, un douanier qui croyait le reconnaître, sa barbe coupée. Il niait avec une suffisante énergie, mais il avait eu tort de brutaliser le juge : comme Suret-Lefort a coutume de le dire, dans toutes les situations, il faut ménager les amours-propres. Les commentaires de la presse tendaient à faire du crime de Billancourt, non plus un assassinat vulgaire, mois le procès de l’enseignement philosophique moderne : le magistrat comprit qu’on ne lui pardon-