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LES DÉRACINÉS

adolescents marqués pour la domination, vainqueurs qui laisseront une empreinte où des âmes se mouleront, firent leurs premiers vingt pas sur les pavés assourdissants de la cité de Dieu… Dieu, — la plus haute idée commune, ce qui relie, exalte les hommes d’une même génération, — ne se fait plus entendre dans les départements, parce que leurs habitants n’osent plus écouter que l’administration. Il parle seulement dans les villes, ou mieux : dans la Ville. C’est bien ce que pressentaient nos lycéens de Nancy.

Le jour où François Sturel débarque de Lorraine, 31 décembre 1882, Gambetta meurt. Belle date pour naître ! Comme si l’on disait à la mort : « Déblayez ! faites-nous place ! Voici l’équipe de Lorraine. » Une élite de sept jeunes gens, tous joyeux, vient s’offrir aux nécessités de la vie. Corps neufs, actifs, encore mal définis, propres à tous les accommodements ; imaginations avides et nullement averties ; sens chatouilleux de l’innocence vigoureuse.

De cet âge d’un si beau son, — dix-neuf ans ! — Sturel ne pensait pas à jouir, mais se désolait du temps perdu à la campagne où seul, auprès de sa jeune mère, et par la volonté des grand’tantes, il avait préparé ses premiers examens de droit. L’autorisation de poursuivre ses études à Paris, après deux années, enfin il la conquit sur la timidité maternelle, dans une des promenades qu’elle et lui avaient coutume de faire depuis sa petite enfance au long de ces plaines sans caractère, morne horizon qu’enfiévrait leur sentiment violent de l’avenir.

M. Sturel, le père, malgré sa passion exclusive de la chasse avait dû, pour tenir son rang, s’inscrire à