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LEUR INSTALLATION À PARIS

Elle ne se méprend pas sur sa puissance de charmer et sur l’impression très vive qu’elle produit. Sa figure d’un teint clair, enveloppée d’amples cheveux châtains, est illuminée de bonheur et de confiance.

Tout le malheur est que cette enfant a pris dans son cosmopolitisme la dangereuse faculté d’emprunter le ton et l’allure de chaque milieu. Elle y sacrifie sa manière propre. C’est le roman de tant de jeunes filles dépourvues de la sécurité et de la gravité que donne l’affection d’un jeune père respecté.

Avec un tempérament naissant, mademoiselle Alison avait des lumières qu’on trouve seulement chez les jeunes femmes déjà averties par la vie, et des curiosités qui leur viennent quand elles sont blasées des premiers succès mondains. Sur la réplique de François Sturel, elle goûta, sans le déterminer nettement, ce qu’il y avait de saveur chez cet être tout composé de désirs et de dédains.

— Eh bien ! monsieur, restez : j’aime à danser, il est vrai, mais avec ceux qui dansent aussi parfaitement que moi ; il n’y en a pas ici. Nous causerons de votre Jean-Jacques.

Le jeune homme, au lieu de répondre, feuilleta son livre et tendit à la jeune fille la lettre XXXIII, de Julie à Saint-Preux : « Ah ! mon ami ! le mauvais refuge pour deux amants qu’une assemblée ! Quel tourment de se voir et de se contraindre ! Il vaudrait mieux cent fois ne pas se voir. Comment avoir l’air tranquille avec tant d’émotions ? Comment être si différent de soi-même ? Comment songer à tant d’objets Quand on n’est occupé que d’un seul ? »

Mademoiselle Alison s’étonna du tour que donnait à leur entretien ce jeune homme qui, pendant six