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LES DÉRACINÉS

politique, sentant qu’il va s’échauffer et céder à sa bile, fasse un voyage, bien ! mais à vingt ans il nous faut user de tout et faire notre apprentissage général.

— Je pense plutôt, dit Sturel, que des garçons tombés sur le bitume parisien n’ont guère de bonnes places pour jouir de la vie, et le plus utile emploi de nos curiosités est dans la méditation et l’inspection de nos aptitudes.

Comme Mouchefrin et la Léontine sur ce mot ricanaient, Suret-Lefort les interpella sèchement :

— Mouchefrin, nos réunions sont inutiles, si nous ne nous prenons pas au sérieux.

— Eh bien, quoi ! — intervint le brutal Racadot, — ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on plaisante Sturel !

— Bon, jadis ! riposta Renaudin, mais c’est par lui que tu dînes ce soir, et dans la vie, je le prévois, il prêtera quelques pièces de cent sous à l’ami Mouchefrin.

Ces paroles de bon sens frappèrent les jeunes gens. Les situations sociales se dessinaient. Racadot et Mouchefrin, ces deux frères, eurent l’impression d’une aristocratie…

Ils retrouvèrent leur supériorité lorsqu’on parcourut les brasseries de femmes, fort à la mode au quartier latin. Ni Suret-Lefort, ni Sturel qu’on sortait difficilement d’eux-mêmes, ne pouvaient trouver là leur aise, mais ils goûtaient le plaisir, si vif à vingt ans, du noctambulisme.

On faisait des connaissances ; quand l’heure fut venue de s’acheminer vers la gare, Mouchefrin, excité par les rires de Racadot et de la Léontine, marchait devant et prodiguait au long des boulevards une facétie de sa caserne qui était d’accoster tout passant