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V


Une nouvelle preuve du même goût infaillible se manifeste dans le dernier ouvrage dont Victor Hugo nous ait octroyé la jouissance, je veux dire la Légende des siècles. Excepté à l’aurore de la vie des nations, où la poésie est à la fois l’expression de leur âme et le répertoire de leurs connaissances, l’histoire mise en vers est une dérogation aux lois qui gouvernent les deux genres, l’histoire et la poésie ; c’est un outrage aux deux Muses. Dans les périodes extrêmement cultivées il se fait, dans le monde spirituel, une division du travail qui fortifie et perfectionne chaque partie ; et celui qui alors tente de créer le poème épique, tel que le comprenaient les nations plus jeunes, risque de diminuer l’effet magique de la poésie, ne fût-ce que par la longueur insupportable de l’œuvre, et en même temps d’enlever à l’histoire une partie de la sagesse et de la sévérité qu’exigent d’elle les nations âgées. Il n’en résulte la plupart du temps qu’un fastidieux ridicule. Malgré tous les honorables efforts d’un philosophe français, qui a cru qu’on pouvait subitement, sans une grâce ancienne et sans longues études, mettre le vers au service d’une thèse poétique, Napoléon est encore aujourd’hui trop historique pour être fait légende. Il n’est pas plus permis que possible à l’homme, même à l’homme de génie, de reculer ainsi les siècles artificiel-