Page:Baudelaire - L'Art romantique 1869.djvu/414

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la justice qui ne sait pas commenter, la loi non interprétée, l’intelligence sauvage (peut-on appeler cela une intelligence ?) qui n’a jamais compris les circonstances atténuantes, en un mot la Lettre sans l’Esprit ; c’est l’abominable Javert. J’ai entendu quelques personnes, sensées d’ailleurs, qui, à propos de ce Javert, disaient : « Après tout, c’est un honnête homme ; et il a sa grandeur propre. » C’est bien le cas de dire comme De Maistre : « Je ne sais pas ce que c’est qu’un honnête homme ! » Pour moi, je le confesse, au risque de passer pour un coupable ("ceux qui tremblent se sentent coupables, » disait ce fou de Robespierre), Javert m’apparaît comme un monstre incorrigible, affamé de justice comme la bête féroce l’est de chair sanglante, bref, comme l’Ennemi absolu.

Et puis je voudrais ici suggérer une petite critique. Si énormes, si décidées de galbe et de geste que soient les figures idéales d’un poëme, nous devons supposer que, comme les figures réelles de la vie, elles ont pris commencement. Je sais que l’homme peut apporter plus que de la ferveur dans toutes les professions. Il devient chien de chasse et chien de combat dans toutes les fonctions. C’est là certainement une beauté, tirant son origine de la passion. On peut donc être agent de police avec enthousiasme ; mais entre-t-on dans la police par enthousiasme ? et n’est-ce pas là, au contraire, une de ces professions où l’on ne peut entrer que sous la pression de certaines circonstances et pour des raisons tout à fait étrangères au fanatisme ?