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levis de la forteresse ; maintenant la poésie populaire peut passer.

De grandes imprécations, des soupirs profonds d’espérance, des cris d’encouragement infini commencent à soulever les poitrines. Tout cela deviendra livre, poésie et chant, en dépit de toutes les résistances.

C’est une grande destinée que celle de la poésie ! Joyeuse ou lamentable, elle porte toujours en soi le divin caractère utopique. Elle contredit sans cesse le fait, à peine de ne plus être. Dans le cachot, elle se fait révolte ; à la fenêtre de l’hôpital, elle est ardente espérance de guérison ; dans la mansarde déchirée et malpropre, elle se pare comme une fée du luxe et de l’élégance ; non seulement elle constate, mais elle répare. Partout elle se fait négation de l’iniquité.

Va donc à l’avenir en chantant, poète providentiel, tes chants sont le décalque lumineux des espérances et des convictions populaires !




L’édition à laquelle cette notice est annexée contient, avec chaque chanson, la musique qui est presque toujours du poëte lui-même, mélodies simples et d’un caractère libre et franc, mais qui demandent un certain art pour être bien exécutées. Il était véritablement utile pour donner une idée juste de ce talent, de fournir le texte musical, beaucoup de poésies étant admirablement complétées par le chant. Ainsi que beaucoup de personnes, j’ai souvent entendu Pierre Dupont chanter lui-même ses œuvres, et comme elles, je pense que nul ne les a mieux chantées. J’ai entendu de belles voix essayer ces accents rustiques ou patriotiques, et cependant je n’éprouvais qu’un malaise irritant. Comme ce livre ira chez tous ceux qui aiment la poésie, et qui aussi pour la consolation de la famille, pour la célébration de l’hospitalité, pour l’allégement des soirées d’hiver, veulent les exécuter eux-mêmes, je leur ferai part d’une réflexion qui m’est venue en cherchant la cause du déplaisir que m’ont causé beaucoup de chanteurs. Il ne suffit pas d’avoir la voix juste ou belle, il est beaucoup plus important d’avoir du sentiment. La plupart des chants de Dupont, qu’ils soient une situation de l’esprit ou un récit, sont des drames lyriques, dont les descriptions font les décors et le fond. Il vous faut donc, pour bien représenter l’œuvre, entrer dans la peau de l’être créé, vous pénétrer profondément des sentiments qu’il exprime, et les si bien sentir, qu’il vous semble que ce soit votre œuvre propre. Il faut s’assimiler une œuvre pour la bien exprimer ; voilà sans doute une de ces vérités banales et répétées mille fois, qu’il faut répéter encore. Si vous méprisez mon avis, cherchez un autre secret.

CHARLES BAUDELAIRE.


Paris. — Imp. de L. MARTINET, rue Mignon, 2.