Page:Baudelaire Les Fleurs du Mal.djvu/25

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agréablement printanières ; mais il n’en croît pas beaucoup dans la boue noire dont les pavés de la grand’ville sont sertis ; et, d’ailleurs, Baudelaire, s’il a le sens du grand paysage tropical où éclatent comme des rêves des explosions d’arbres d’une élégance bizarre et gigantesque, n’est que médiocrement touché par les petits sites champêtres de la banlieue ; et ce n’est pas lui qui s’ébaudirait comme les philistins de Henri Heine devant la romantique efflorescence de la verdure nouvelle et se pâmerait au chant des moineaux. Il aime à suivre l’homme pâle, crispé, tordu, convulsé par les passions factices et le réel ennui moderne à travers les sinuosités de cet immense madrépore de Paris, à le surprendre dans ses malaises, ses angoisses, ses misères, ses prostrations et ses excitations, ses névroses et ses désespoirs. Comme des nœuds de vipère sous un fumier qu’on soulève, il regarde grouiller les mauvais instincts naissants, les ignobles habitudes paresseusement accroupies dans leur fange ; et, à ce spectacle qui l’attire et le repousse, il gagne une incurable mélancolie, car il ne se juge pas meilleur que les autres, et il souffre de voir la pure voûte des cieux et les chastes étoiles voilées par d’immondes vapeurs.

Avec ces idées, on pense bien que Baudelaire était pour l’autonomie absolue de l’art et qu’il n’admettait pas que la poésie eût d’autre but qu’elle-même et d’autre mission à remplir que d’exciter dans l’âme du lecteur la sensation du beau, dans le sens absolu du terme. À cette sensation il jugeait nécessaire, à nos époques peu naïves, d’ajouter un certain effet de surprise, d’étonnement et de rareté. Autant que possible, il bannissait de la poésie l’éloquence, la passion et la vérité calquée trop exactement. De même qu’on ne doit pas employer directement dans la statuaire les morceaux moulés sur nature, il voulait qu’avant d’entrer dans la sphère