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ANTOINE.

il aurait donné une raison impertinente de sa conduite, puisqu’il n’avait pour but que d’empêcher qu’on ne se servît contre lui de ses propres armes. Il pouvait empêcher cela également, soit qu’il écrivît, soit qu’il s’écrivît point ses plaidoyers, pourvu qu’il ne les publiât pas. Un manuscrit caché dans un coffre ne peut pas convaincre un homme, dans le barreau, qu’il a soutenu autrefois une maxime tout opposée à ce qu’il avance présentement. Cet homme le niera avec la même assurance que s’il avait plaidé par méditation, et ne craindra pas qu’on le condamne à produire l’original de son plaidoyer : il aurait plusieurs moyens infaillibles de s’en garantir. Concluons donc qu’il ne s’agit point ici d’écrire ou de ne pas écrire un discours que l’on prononce, mais de le publier ou de ne le publier pas. S’il était besoin de donner des preuves dans une chose si claire, j’en fournirais bientôt deux qui seraient très-fortes. La première serait prise d’un endroit de Cicéron, où Brutus se plaint de ce que l’orateur Marc Antoine n’avait donné au public qu’un très-petit livre : Vellem aliquid Antenio præter illum de ratione dicendi sanè exilem libellum.... libuisset scribere [1]. Il se sert là du mot scribere. Je prendrais la deuxième de la harangue même de Cicéron, où se trouve le fait dont je parle ; car Cicéron, voulant montrer que Marc Antoine ne se précautionnait pas autant qu’il croyait, représente, non pas que l’on peut obliger un avocat à produire l’original de son plaidoyer, mais qu’il y a des auditeurs qui se souviennent long-temps de ce qu’ils ont ouï dire à un avocat : Perindè quasi quid à nobis dictum aut actum sit, id nisi litteris mandaverimus hominum memoriâ, non comprehendatur [2].

(B) La précaution de cet avocat est nécessaire aux personnes de sa profession. ] Je me souviens d’une lettre publiée l’an 1685, où l’on recherchait les causes des contradictions des auteurs [3]. On mit en jeu les avocats, et voici ce qui fut dit sur leur chapitre : « On a quelquefois le plaisir, dans une même semaine, d’entendre plaider un même avocat pour un mari contre sa femme, et pour une femme contre son mari. S’il a l’imagination excessive, il ne parle dans son premier plaidoyer que de l’empire des maris : il le fonde sur la nature, sur la raison, sur la parole de Dieu, sur l’usage. Il cite l’Écriture, il cite les pères, il cite les jurisconsultes, il cite les voyageurs. Il déclame contre les femmes, et il ne raisonne que sur des propositions universelles. Mais deux jours après, ce n’est plus cela. Il passe dans des maximes tout opposées : il traite d’usurpation l’autorité des maris, il parcourt la sainte Écriture, le code, la physique, l’histoire et la morale, en faveur des femmes, raisonnant toujours sur des principes universels : car un esprit véhément ne croit rien prouver, s’il n’affirme, ou s’il ne nie, sans exception ; et, par conséquent, s’il s’engage à soutenir des intérêts opposés ; il faut nécessairement qu’il se contredise. » Avouons qu’un avocat qui aurait donné au public un plaidoyer sur les priviléges des femmes, rempli de tout le feu de son imagination, serait aisé à réfuter, s’il plaidait pour les priviléges des maris. On n’aurait qu’à le renvoyer à son livre. Notre orateur Marc Antoine voulut éviter ce grand inconvénient, et se réserver la liberté de se contredire, en soutenant un jour une chose, et le lendemain une autre, selon l’intérêt de ses parties. Il serait aisé de montrer que les avocats ne sont pas les seuls qui en usent de cette manière : les théologiens controversistes ne font autre chose, à mesure qu’ils ont affaire à diverses gens [4]. Bellarmin, contre les enthousiastes, soutient que l’Écriture est toute remplie de caractères de divinité ; mais contre les protestans, il soutient qu’elle est obscure, et qu’elle a besoin de l’autorité de l’Église [5]. Un ministre, que je ne nommerai pas, soutient,

  1. Cicero, in Brato, cap. XLIV.
  2. Cicero, Orat. pro Cluent., cap. L, et seq.
  3. C’est la IIe. des Nouvelles Lettres contre le calvinisme, de Maimbourg.
  4. Voyez la remarque (L) de l’article de (Jean) Adam.
  5. Voyez les efforts que le jésuite Mulbusinus fait dans l’Auctarium primum Speculi miseriarum Parei, pour soudre cette contradiction. Voyez aussi la remarque (D) de l’article Bellarmin.