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ANAXAGORAS.

ses, relevées, admirables, divines, mais qui ne servaient de rien ; car ils ne cherchaient pas les biens et les avantages de la vie. Voilà le goût d’une infinité de gens : ils condamnent toutes les occupations, qui ne servent pas à faire fortune. Tout ce qui ne traite pas de pane lucrando, ou qui ne sert de rien πρὸς τὰ ἄλϕιτα, c’est-à-dire, pour faire bouillir la marmite, comme l’on s’exprimerait aujourd’hui, leur semble vain et superflu [1]. Anaxagoras s’éloignait beaucoup des idées de ces gens-là. Il abandonnait ses terres à la merci des moutons, pour s’occuper tout entier à l’astronomie et à la physique. Philon [2], Plutarque [3], Philostrate [4], Himerius [5], et Suidas parlent de cela. On n’oublie guère ni Démocrite, ni Cratès, quand on tombe sur ce sujet. Les pères mêmes de l’Église en font mention [6] ; mais saint Chrysostome [7] déclare que la conduite de ces philosophes était une folie et une bêtise, et non un mépris des richesses. Le diable, ajoute-t-il, s’est étudié toujours à décrier et à diffamer les créatures de Dieu, par l’incapacité qu’on a eue de se bien servir de son argent. N’est-ce point rendre la pareille aux gentils, qui traitaient de fous et d’insensés tous les chrétiens qui renonçaient à leurs patrimoines, et se retiraient dans des solitudes [8] ? C’est ainsi qu’on trouve du bien ou du mal partout, selon que l’on est rempli de tels ou de tels préjugés. Notons qu’Apollonius de Tyane critiquait un peu la conduite d’Anaxagoras, comme l’action d’un philosophe qui avait cherché le profit des bêtes, plutôt que celui des hommes [9]. Il y a de la chicane dans cette censure ; car, pour ne rien dire du profit qu’apportent aux hommes les pâturages publics, n’est-il pas clair qu’Anaxagoras avait tout lieu de prétendre que les terres qu’il abandonnait seraient cultivées par ses parens ? Les quatre vers, qui commencent par sic vos non vobis dans la vie de Virgile, contiennent un fait très certain ; c’est qu’en travaillant pour le profit des moutons, des bœufs, etc., on travaille pour les hommes. Eusèbe a été plus équitable envers Anaxagoras qu’Apollonius de Tyane ; car il rapporte l’abandon des terres comme une preuve d’un attachement à la physique, plus grand que n’avait été encore celui de tous les autres philosophes : Φασὶ γοῦν ὡς ἄρα οὗτος μάλιςα παρὰ τοὺς πρὸ αὐτοῦ ἐθαύμασε ϕυσιολογίαν· μηλόβοτον γέ τοι τὴν ἑαυτοῦ χώραν δὲ αὐτὴν εἴασε [10]. Et verò superiores omnes quantùm is physiologiæ studio superârit, vel ex eo intelligi, quòd agros ipse suos magnitudine pastionis uberrimos ejus amore reliquerit. Je me sers de la traduction ordinaire, qui est celle de François Viger ; mais j’avertis qu’elle est fautive à l’égard de μηλὸβοτον χώραν, qu’il fallait tourner par agros ovibus depascendos, et non point agros magnitudine pastionis uberrimos.

Il nous reste encore des observations à faire sur le désintéressement d’Anaxagoras. (C’était un homme qui se serait très-bien acquitté des charges publiques ; car non-seulement ses conseils servaient de beaucoup à celui qui gouvernait les Athéniens, mais aussi ils lui étaient nécessaires [11]. Cependant il ne se soucia jamais de se mêler du gouvernement : il ne se voulut jamais prévaloir de l’autorité et du crédit de Périclès,

    prudentes verò nequaquàm, cùm videant eos quæ sibi utilia sunt ignorare. Aristotel. Eudemior. lib. V, cap. VII, pag. 184.

  1. Voyez le paragraphe VIII du Projet de ce Dictionnaire, dans le tom. XVe.
  2. Philo, de Vitâ contemplativâ.
  3. Je cite ses paroles dans la remarque (B) de l’article Démocrite.
  4. Philostrat. in Vitâ Apollon., lib. I, cap. VIII.
  5. Himer. apud Phot., pag. 1088.
  6. Lact., lib. III, cap. XXII. Origenes contra Cels, lib. II.
  7. Voyez son Homélie VII sur les Actes des Apôtres, pag. 67, édition de Paris, en 1636.
  8. Voyez Rutilius Numatianus dans son Itinéraire. J’ai rapporté ci-dessus quelques-unes de ses paroles, à la fin de la remarque (E) de l’article Adamites.
  9. Philostr. in Vitâ Apollon., lib. I, cap. VIII. Cet endroit a été misérablement traduit par Vigenère, qui fait dire à l’auteur, qu’Anaxagoras, s’estant adonné à la nourriture des bestes blanches et des chameaux, avait plutost employé sa philosophie pour l’utilité du bestail que des hommes. La version latine de Rhinuccinus ne vaut pas mieux : Aiebat Clazomenium Anaxagoram gregibus et camelorum armentis nutriendis intentum pecorum gratiâ magis quàm hominum philosophatum esse.
  10. Euseb. Præparat. Evangel., lib. XIV, cap. XIV, pag. 750.
  11. Voyez ci-dessous les paroles de Plutarque, citation (19).