Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T02.djvu/368

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
358
ARISTOTE.

contra un Juif, qui eut ensuite plusieurs conversations avec lui, et avec quelques autres personnes d’étude, ἡμῖν τε καί τισιν ἑτέροις τῶν σχολαςικῶν. De savans hommes prétendent qu’au siècle d’Aristote le mot σχολαςικὸς n’était point encore en usage pour signifier un écolier, un disciple, un étudiant[1]. Quoi qu’il en soit, comme ce voyage d’Asie ne peut s’accorder avec l’histoire d’Aristote, il n’y a point d’apparence qu’un de ses disciples eût voulu feindre dans un dialogue un fait tel que celui-ci, dont lui et tant d’autres connaissaient la fausseté. C’est donc un Cléarque plus moderne qui a supposé ce voyage, et il aura pu le faire de bonne foi ; car on sait que Solin assure qu’Aristote suivit Alexandre dans la guerre contre Darius[2]. L’auteur anonyme de la vie d’Aristote[3] débite le même fait. 2°. S’il était vrai qu’Aristote eût eu beaucoup de conversations avec un Juif aussi habile que celui dont il est parlé dans le passage de Cléarque, aurait-il cru ce qu’il débite touchant l’origine des Juifs ? Aurait-il dit que les Juifs descendent des Calains, peuples des Indes, et qu’ils ont pris dans la Syrie le nom de Juifs, à cause qu’ils occupaient une province qui se nommait la Judée ? Voilà ce qu’Aristote débite dans le passage de Cléarque cité par Josephe. Son Juif l’aurait-il laissé dans une erreur si puérile ? et verrions-nous si peu de traces de la Judée, et de la nation judaïque, dans tous les écrits d’Aristote, après tant de belles lumières que le Juif lui aurait communiquées ? 3°. Nous lisons dans Diogène Laërce, que les gymnosophistes descendaient des mages, et qu’il y avait des gens qui donnaient aux Juifs la même origine[4]. Voilà deux faits : quant au premier, on le donne sur le témoignage de Cléarque le disciple d’Aristote ; mais pour second, on ne cite qui que ce soit. N’est-il pas vrai que c’était l’occasion du monde la plus favorable et la plus inévitable de citer Cléarque touchant cette prétendue origine indienne de la nation judaïque, dont il est parlé dans Josephe ? Si le livre de Somno, où Aristote parle de cette origine indienne, était du même Cléarque que Diogène Laërce cite[5], aurait-t-on manqué de le citer ? Je laisse les autres raisons de Jonsius[6] ; ces trois-là me suffisent, pour être persuadé qu’Aristote n’a point dit ce que le Cléarque de Josephe lui attribue. J’entre donc un peu dans le sentiment de ceux qui trouvent mauvais que Cunéus ait maltraité Aristote pour une sottise dont il n’était pas coupable. Petrus Cunœus, l. i de Repub. Hebr., c. 4, Aristotelem falsè nimis et temerè perstringit, quod hic apud Clearchum statuat Judæos ab Indiæ sapientibus esse porpagatos : verba Cunæi hæc sunt : « Portentosum est et cum summâ inscitiâ conjunctum quod Aristoteles apud Clearchum autumavit, Judæos esse ab Indiæ sapientibus propagatos, sed nomen mutavisse. Quippè philosophos illos qui apud Indos Callani appellantur, in cavâ Syriâ Judæos dici. Pudet me anilitatis, adeò hoc nihil est [7]. » On me peut objecter que Cléarque connaissait le Juif qui avait parlé avec Aristote ; qu’il vivait donc en même temps qu’Aristote ; mais je nie que Cléarque le connût. Josephe ne le dit point : c’est Clément Alexandrin qui ajoute cette clause : il cita apparemment de mémoire, qui est un moyen presque infaillible de pervertir un passage à l’égard même des circonstances essentielles. Voyez le peu d’attention des traducteurs ; celui d’Eusèbe[8] traduit εἰδέναι par vidisse ; celui de Clément Alexandrin se contente de nosse. On ne conclurait pas nécessairement qu’un auteur a vécu dans le même temps qu’un autre homme, de ce qu’il dirait qu’il connaît un homme qui a dit ou fait ceci et cela ; car il pourrait entendre qu’il connaît les livres où cet homme a dit telle et telle chose : mais dès

  1. Jonsius, de Scriptoribus. Hist. Philos., pag. 99.
  2. Solinus, cap. XIV, apud Jonsium de Script. Hist. Philosoph., pag. 100.
  3. Ammonius, selon quelques-uns ; Philoponus, selon quelques autres. Voyez les Notes de Nunnesius sur cette Vie, num. 44.
  4. Diog. Laert., in Prooemio, num. 9.
  5. C’est-à-dire de celui qui a été disciple d’Aristote.
  6. Notez que Schoockius, Fabulæ Hamelensis part. II, cap. XII, allègue presque mot à mot les plus belles observations de Jonsius sans le citer.
  7. Jonsius, de Scriptorib. Hist. Philos., pag. 98.
  8. De Præparat., lib. XV, pag. 410.