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ARISTOTE.

Thomas, dit-il[1], s’est servi de la méthode d’Aristote avec tant de succès pour expliquer la doctrine de l’église romaine, que Bucer, un des plus grands ennemis qu’ait eus notre religion, avait coutume de dire Qu’on supprime les ouvrages de saint Thomas, et je détruirai l’église romaine[* 1]. Ce fut cette méthode prise à Aristote, qui rendit la doctrine de notre religion si redoutable à tous les novateurs des derniers siècles, que, ne pouvant y résister ils entreprirent de la décrier, en déclamant contre les scolastiques, et principalement contre Aristote duquel ils avaient auparavant emprunté la méthode, qui s’est établie dans l’école depuis saint Thomas. Les anabaptistes commencèrent les premiers à rendre l’usage universel de la philosophie suspect à ceux de leur secte, dans tout le septentrion où ils eurent de l’autorité et ils se servirent des paroles de saint Paul aux Colossiens, pour l’interdire dans leurs écoles[* 2] Luther se déclara avec tant de chaleur contre la philosophie d’Aristote, qu’il avança dans des thèses soutenues à Heidelberg l’année 1518 qu’on ne pouvait raisonner selon les principes de ce païen, sans abandonner les maximes de la sagesse de Jésus-Christ[* 3] et il ne laisse passer aucune occasion dans ses ouvrages de s’emporter contre ce philosophe : en quoi il a été suivi de Zuingle, de Pierre Martyr, de Zanchius, de Mélanchthon[2], et de tous ceux ont combattu la doctrine de l’église romaine. Ce qui a fait dire à Melchior Cano, évêque des Canaries le plus disert de tous les scolastiques que les luthériens avaient un grand mépris pour la philosophie qui s’enseignait alors en l’école[* 4]. Calvin ne parle jamais d’Aristote qu’avec toute l’aigreur et toute l’amertume de style que lui inspirait son génie naturellement chagrin et médisant. Et ce fut ainsi qu’en usèrent tous ceux qui écrivirent dans les derniers siècles contre l’église romaine. »

(Z) Le genre de mort le plus honorable pour Aristote serait de dire que le chagrin de n’avoir pu découvrir la cause du flux et reflux de l’Euripe lui causa la maladie dont il mourut. ] Ce genre de mort serait une preuve de l’ardeur immense avec laquelle Aristote aurait fouillé dans les secrets de la nature. Il marquerait une extrême sensibilité pour la gloire d’avoir appris au genre humain les mystères les plus cachés. Ne serait-ce pas mourir au lit d’honneur ? ne serait-ce pas s’être appliqué à sa charge, avec la ferme résolution de venir à bout de son entreprise, ou de mourir à la peine ? Je trouve que ceux qui ont dit que le génie d’Aristote n’avait point d’autres bornes que celles de la nature, ou qu’il avait été admis à la plus intime confidence et au secrétariat de la nature[3], ne devraient point admettre d’autre tradition, touchant sa mort, que celle dont je parle ici. Un confident qui se voit disgracié, et qui éprouve sur ses vieux jours qu’on lui fait mystère d’une chose, ne doit point survivre à cette chute. Sérieusement parlant, je ne pense pas qu’Aristote ait été assez mal habile homme pour mourir d’un tel chagrin. Quelle apparence qu’un homme aussi avisé que lui eût pu se résoudre..., à s’abandonner au chagrin et au désespoir de ne pouvoir comprendre le flux et le reflux, lui qui sentait son esprit borné sur tant d’autres choses, qu’il ignorait sans en avoir d’inquiétude[4] ?

Au reste, on attribue souvent à Justin Martyr et à Grégoire de Nazianze ce qu’ils n’ont point dit touchant la mort d’Aristote ; ils n’ont point dit qu’il se précipita dans l’Euripe. Justin dit seulement que la honte de n’avoir pu découvrir la cause du

  1. (*) Tolle Thomam, et Ecclesiam romanam subvertam. Bucer. Le père Rapin eût bien fait de citer le livre et la page de Bucer.
  2. (*) Ex Nicolao Blesdikio, in Historiâ Davidis Georgii ; ex Hornii Hist. Philosophicâ.
  3. (*) Qui in Aristotele vult philosophari, priùs oportet in Christo stultificari.
  4. (*) Nullo apud lutheranos philosophiam esse in pretio. Loc theol., lib. IX, cap. III.
  1. Réflexions sur la Philos., pag. 450.
  2. Nous ferons voir en son lieu que Mélanchthon était fauteur d’Aristote.
  3. Ἀριςοτέλης τῆς ϕὐσεως γραμματεὺς ἦν. Τὸν κάλαμον ἀποϐρέχων εἰς νοῦν. Aristoteles fuit naturæ scriba calamum imbuens mente. Suidas. Voyez ci-dessus la remarque (H), à la fin.
  4. Rapin, Comp. de Platon et d’Aristote, pag. 310.