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AVERROÈS.

ville périra bientôt, car j’ai vu le mépris du peuple pour les choses saintes, et son attachement pour les choses défendues et malhonnêtes. » Tunc dixit Averrois omnibus adstantibus, « Scitote hanc civitatem mox ruituram, quoniam vidi populum quæ ad fidem pertinent viluisse, atque prohibita, atque in honesta grata extitisse, majorisque fecisse ». Et sicut dixerat successit : non adhuc elapsis quinquaginta annis, Christicolæ oppugnârunt Cordubam, multas alias civitates[1]. On peut recueillir de ceci qu’il y a des vices qui sont de tout pays, et de toute religion, et de tout siècle. Voilà des mahométans d’Espagne, qui faisaient au XIIe. siècle ce que plusieurs chrétiens de Paris ont fait au XVIIe. Fallait-il acheter un exemplaire des Psaumes de M. Godeau, on marchandait fort longtemps, et l’on ne concluait rien si le prix n’était médiocre. Mais s’agissait-il du Parnasse satirique, on en donnait sans marchander le prix énorme que le vendeur demandait. Notons aussi qu’il y a de bonnes actions, dont on trouve des exemples dans chaque pays, dans chaque siècle, et dans chaque religion. Si des chrétiens, dans ces derniers siècles, ont jeté au feu leurs poésies profanes, leurs vers d’amour, leurs vers lascifs[2], Averroës fit la même chose, sous la profession du mahométisme. Je dis sous la profession, car on doute qu’intérieurement il ait rien cru en matière de piété[3]. Sa prédiction sur les malheurs de Cordoue ne réfute point cela : il est assez naturel de croire qu’une horrible corruption de mœurs, et qu’une dépravation de goût, qui fait mépriser ce que l’on estime saint et aimer ce que l’on croit malhonnête, causeront de grands désordres dans une ville.

(Q) J’ai été surpris de la prodigieuse stérilité que j’ai trouvée par rapport à ce fameux philosophe dans la Bibliothéque orientale de M. d’Herbelot. ] Premièrement, on a lieu d’être surpris de ne trouver point dans cette Bibliothéque notre philosophe arabe, sous le nom que tous les Occidentaux lui donnent, je veux dire sous celui d’Averroës. Je veux que ce nom ne soit pas le véritable, mais un nom fort corrompu par plusieurs transports d’idiome en idiome : n’est-ce pas un assez juste motif de le placer en son rang dans un dictionnaire, que de voir qu’il n’y a presque que celui-là qui soit employé parmi les Occidentaux ? Que si l’on aimait mieux donner l’article de ce philosophe sous le nom arabe bien orthographié, il fallait du moins en donner avis sous le mot Averroës ; et par conséquent, M. d’Herbelot, qui n’a point tenu cette conduite, a oublié une chose qui ne devait pas être négligée. On ne trouve dans le corps de son ouvrage, ni Averroës, ni Aben-Roës, ni Aben-Roïs. On est donc contraint de recourir à la table des matières : cela n’est point agréable. Mais qu’y trouve-t-on ? Averroës[4], avec un renvoi aux pages 303, 719, 815. Que trouve-t-on à la page 303 ? qu’Averroës est un de ces philosophes qui ont cru que le monde était éternel. On trouve à la page 815, que Mohammed Al-Gazali a cru qu’Averroës a eu des principes fort contraires à ceux du musulmanisme. Mais dans la page 719, vous trouvez l’article de notre homme sous le terme Roschd. Cet article ne contient pas vingt lignes : en voici la dernière moitié : « Averroës est le premier qui ait traduit Aristote de grec en arabe, avant que les juifs en eussent fait leur version : et nous n’avons eu longtemps d’autre texte d’Aristote que celui de la version arabique de ce grand philosophe, qui y a ajouté ensuite de fort amples commentaires, dont saint Thomas et les autres scolastiques se sont servis, avant que les originaux grecs d’Aristote et de ses commentateurs nous eussent été connus[5]. » Je trouve là bien des choses auxquelles je ne puis ajouter foi ; car je remarque que

    manus crumenæ imponens decem aureos numeravit et persolvit, et librum accepit, et in pace recessit, ibidem, pag. 290.

  1. Ibid.
  2. Pic de la Mirande le fit : voyez la fin de la remarque (D) de l’article Adonis. Pétrarque eut envie de le faire. Voyez M. Baillet, Jugement sur les Poëtes, tom. III, pag. 24. Il se repentit d’avoir fait de ces poésies. Voyez la IIIe. du VIIIe. livre de ses Lettres familières, pag. 278.
  3. Voyez les remarques (H) et (M).
  4. C’est une faute d’impression.
  5. D’Herbelot, Biblioth. Orient., pag. 719, colon. 1.