Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T04.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
177
BRUNUS.

considérer la qualité de son livre, qui est un poëme, et que comme il a toujours été permis d’employer des fables et des songes en ce genre d’écrire, on ne doit pas trouver étrange qu’il l’ait fait ; et cela semble d’autant plus divertissant que, par une agréable industrie, il a fait la description de l’infinité des mondes, et nous a fait savoir de quelle façon Métrodore, Leucippe, Épicure, et quelques autres philosophes ont pu concevoir ceci… Il assure toujours que Dieu est partout, et remplit toutes choses, attribuant à la suprême essence tout ce que nous lui devons ; et comme il ne touche aucun des points de la foi, nonobstant quelques petits mots de ses commentaires, qui paraissent un peu libres à ceux qui les entendent, il aurait bien pu sauver le reste et se sauver soi-même, faisant passer tout cela pour des hypothèses et des suppositions qu’il n’approuvait point, et qu’il avait composées dans l’Allemagne, où il avait été quelque temps, qui était un pays où ces opinions-là plaisaient, et où la liberté était plus grande qu’en Italie[1]. » On peut répondre : 1o. que le sieur Sorel avouant comme il a fait[2], et comme il y a été obligé, que le poëme de Brunus est semblable au poëme de Lucrèce, n’a pas dû dire que l’on y pouvait impunément débiter des songes ; car il y a bien de la différence entre cette espèce de poëme et ceux du Tasse et de l’Arioste : ceux-là sont des livres dogmatiques, ceux-ci sont pleins de fictions. On est aussi responsable d’une impiété, quand on la débite dogmatiquement dans un système composé en vers, que quand on l’avance dans un système composé en prose. 2o. Il faut savoir que Jordanus Brunus a fait des livres en prose, où il débite les mêmes opinions que dans ses vers. Sorel ne l’ignorait pas entièrement[3]. 3o. L’immensité de Dieu et le reste ne sont pas un dogme moins impie dans Jordanus Brunus que dans Spinoza : ces deux écrivains sont unitaires outrés ; ils ne reconnaissent qu’une seule substance dans la nature. Voilà ce que le sieur Sorel n’est pas excusable d’avoir ignoré. 4o. Il est faux que les opinions d’un monde infini et d’un nombre innombrable de terres et de soleils fussent agréables aux Allemands en ce temps-là. Il est fâcheux, conclut-il[4], qu’un homme qui avait composé de fort belles choses soit si malheureusement péri. Cela dépend de ce qu’il venait de dire dans la page précédente : « Le père Mersenne a rapporté quelques-unes des opinions de Jordanus Brun dans son livre contre les déistes, où il parle de cet auteur comme d’un athée et d’un docteur d’impiété, qui a été brûlé à Rome par jugement de l’inquisition : toutefois, on peut croire que c’était pour autre chose que ce qui est compris dans ses livres De Minimo et de Immenso[5]. »

On parle d’un certain Brunus qui a composé le panégyrique du diable[6] : je ne doute point que ce ne soit le Brunus de Nole dont il s’agit dans cet article.

(E) D’habiles gens prétendent que M. Descartes a pris de lui quelques-unes de ses idées. ] M. Leibnitz cite un savant mathématicien qui a observé que M. Descartes supprime le nom des auteurs qu’il pille, et que c’est à Jordanus Brunus et à Kepler qu’il est redevable de ses tourbillons. Voyez le Journal de Leipsic de 1682, à la page 187. Le savant M. Huet, évêque d’Avranches, a donné un long détail des pensées que ce Brunus a pu fournir à Descartes. Extitit inter novitios philosophos Jordanus quidam Brunus Nolanus, quem Cartesianæ doctrinæ antesignanum jure dicas, adeò accuratè omnem propemodum ejus compositionem præsignavit in eo libro quem de immenso et innumerabilibus inscripsit[7].

  1. Là même, pag. 243.
  2. Là même, pag. 242.
  3. Brunus Nolanus… a composé des poëmes sur lesquels il a fait lui-même des commentaires en prose… Le premier poëme est de Minimoensuite est celui de Mensurâ et Figurâ…, pour donner entrée à son poëme de Immenso et Innumerabilibus seu de Universo et Mundis. Là même, pag. 238.
  4. Sorel, de la Perfection de l’homme, pag. 242.
  5. Là même, pag. 241.
  6. Johannes Bruno Italus laudavit diabolum Witembergæ publicè. Keckerm. Syst. Rhet. Special., lib. I, cap. XVIII, pag. 1647, tom. II oper., edit. Genev., 1614, in-folio. Le prénom Johannes s’est fourré là à la place de Jordanus, si je ne me trompe.
  7. Huetii Censura philosophiæ Cartesianæ, cap. VIII, pag. 215, edit. Paris., 1689.