Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T05.djvu/400

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
390
DASSOUCI.

lité qu’elle avait de chanter comme un ange, et de jouer divinement du luth, elle était douée d’un si merveilleux esprit de contradiction et d’une humeur si impérieuse, que durant quarante ans, n’étant encore jamais convenue avec mon père l’avocat, d’aucune chose, monsieur l’avocat mon père n’osait presque plus ouvrir la bouche, de peur de faire un outrage à sa capacité. Et quoique je fusse encore bien jeune, il me souvient qu’un jour mon père parlant des lois, et ma mère en voulant parler aussi, ils eurent un si furieux contraste sur un passage de Justinien, qu’ils mirent tous deux l’épée à la main ; et se battirent en duel pour l’explication de la loi, frater à fratre [1]. » Un peu plus bas, il ne fait point difficulté de débiter que son père avait fait de sa servante sa concubine. Étant soumis aux caprices d’une servante, je commençai à goûter les aigreurs de la vie auparavant que d’en avoir ressenti les douceurs. Car cette servante, ou plutôt cette maîtresse, qui avait des libertés avec mon père que je puis bien donner à penser, mais non pas à lire, ayant autant de haine pour moi que j’en avais pour elle, il n’y avait point d’heure du jour que nous ne fussions aux couteaux [2].

Un homme de son humeur avait lu sans doute les écrits du père Garasse, et je m’imagine qu’il en tira ce qu’il rapporte touchant les patins de sa mère ; car voici un passage de la Doctrine curieuse de ce jésuite. « Saint Vincent Ferrier raconte dans l’un de ses sermons qu’un homme d’honneur de son temps s’étant marié par procureur avec une femme, laquelle peut-être n’avait-il jamais vue qu’en peinture, de bonne et belle taille en apparence, se trouva bien trompé lorsqu’il la vit dans sa chambre sans patins, car elle avait diminué et décru de la moitié, ce qui l’effraya si fort, que s’adressant à elle il lui tint ce discours à demi en colère : Ubi posuisti reliquum personæ tuæ ? Où avez-vous laissé le reste de votre personne ? C’est qu’elle s’était défaite de ses patins, qui la faisaient paraître une autre fois plus grande qu’elle n’était [3]. » Si d’Assouci avait lu les Mémoires de Brantôme, il aurait apparemment ajouté sur les patins de sa mère quelque allusion à la massue d’Hercule, quand ce n’eût été que pour déguiser son larcin. Lisez ce passage : « Il me souvient qu’une fois à la cour, une dame, fort belle et de riche taille, contemplant une belle et magnifique tapisserie de chasse, où Diane et toute la bande de vierges chasseresses étaient fort naïvement représentées, et toutes vêtues montraient leurs beaux pieds et belles jambes, elle avait une de ses compagnes auprès d’elle, qui était de fort basse et de petite taille, qui s’amusait aussi à regarder cette tapisserie, elle lui dit : Ah ! petite, si nous nous habillions toutes de cette façon, vous le perdriez comptant, et n’auriez grand avantage ; car vos gros patins vous découvriraient, et n’auriez telle grâce en votre marcher, et à montrer votre jambe comme nous autres, qui avons la taille haute et longue ; par quoi, il vous faudrait cacher, et ne paraître guère ; remerciez donc la saison, et les robes longues que nous portons, qui vous favorisent beaucoup, et qui vous couvrent vos jambes si dextrement qu’elles ressemblent avec vos grands et hauts patins d’un pied de hauteur, plutôt une massue qu’une jambe ; car qui n’aurait de quoi se battre, il ne faudrait que vous couper une jambe, et la prendre par le bout, et du côté de votre pied chaussé et enté dans vos grands patins, on ferait rage de bien battre [4]. » Jules-César Scaliger observe que les dames d’Italie portaient de fort grands patins, et que son père avait coutume de dire que les maris qui avaient de telles femmes n’en trouvaient au lit que la moitié, l’autre moitié étant restée dans la chaussure Soccus humilis est. Italas mulieres altissimis usas vidimus, quamvis diminutivâ voce dicant socculos. Patris mei perfacetum dictum memini, ejusmodi uxorum dimidio tantùm in lectis

  1. D’Assouci, tom. II de ses Aventures, pag. 58 et suiv.
  2. Là même, pag. 62, 63.
  3. Garasce, Doctrine curieuse, pag. 323.
  4. Brantôme, Dames galantes, tom. I, pag. 340, 341.