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ÉPICURE.

qu’après que les animaux en ont été éclos par la formation du monde. Ainsi la matière était une camarine qu’il ne fallait pas remuer[1]. Il fallait la laisser dans son repos éternel, et se souvenir que plus on agite une matière puante, plus on répand à la ronde son infection. Ne doutons pas que la nature divine ne se soit conduite par cette idée. Ce n’est donc pas elle qui a fait le monde.

V. On ne pourrait pas répondre à Épicure que Dieu ne prévoyait pas la malignité des âmes, qui seraient écloses de ces semences de la matière ; car il répliquerait tout aussitôt : 1°. que par-là on attribuerait à Dieu une ignorance qui aurait eu des suites funestes ; 2°. que pour le moins Dieu aurait remis les choses au premier état, après avoir vu les mauvais effets de son ouvrage ; et qu’ainsi le monde n’aurait pas duré jusqu’au temps où lui, Épicure, disputait sur la doctrine de la providence avec un platonicien.

VI. Sa dernière objection serait la plus forte de toutes. Il aurait représenté à son adversaire que la notion la plus intime, la plus générale, la plus infaillible que l’on ait de Dieu, est que Dieu jouit d’une parfaite béatitude [2]. Or, cela est incompatible avec la supposition de la providence ; car s’il gouverne le monde, il l’a créé ; s’il l’a créé, il avait prévu tous les désordres qui y sont, ou il ne les avait pas prévus. S’il les avait prévus, on ne peut pas dire qu’il eût fait le monde par un principe de bonté, ce qui renverse la meilleure réponse du platonicien. S’il ne les avait point prévus, il est impossible qu’en voyant le mauvais succès de son ouvrage, il n’ait eu un très-grand chagrin. Il se sentait convaincu d’avoir ignoré les qualités des matériaux, ou de n’avoir pas eu la force d’en vaincre la résistance, comme il l’avait espéré sans doute. Il n’y a point d’ouvrier qui puisse connaître sans chagrin que ses espérances l’ont trompé ; qu’il n’a pu parvenir à son but ; qu’ayant eu dessein de travailler au bien public, il a fait une machine ruineuse, etc. Nous avons bien des idées pour connaître que Dieu ne se peut jamais trouver dans un tel cas ; mais non pas pour connaître que, si par impossible il s’y trouvait, il ne serait pas à plaindre, et très-malheureux.

VII. Si vous supposez ensuite, qu’au lieu de ruiner un tel ouvrage, il s’obstine à le conserver, et à travailler sans fin et sans cesse ou à la réparation des défauts, ou à faire en sorte qu’ils ne s’augmentent, vous nous donnez l’idée de la plus malheureuse nature qui se puisse concevoir. Il avait voulu construire un magnifique palais pour y loger commodément les créatures animées, qui devaient sortir du sein informe de la matière, et pour les y combler de bienfaits, et il se trouva que ces créatures ne firent que s’entremanger, incapables qu’elles étaient de continuer à vivre, si la chair des unes ne servait d’aliment aux autres. Il se trouva que le plus parfait de ces animaux n’épargna pas même la chair de son semblable ; il y eut des anthropophages, et ceux qui ne se portèrent pas à cette brutalité, ne laissèrent pas de se persécuter les uns les autres, et d’être en proie à l’envie, à la jalousie, à la fraude, à l’avarice, à la cruauté, aux maladies, au froid, au chaud, à la faim, etc. Leur auteur luttant continuellement avec la malignité de la matière productrice de ces désordres[3], et obligé d’avoir toujours la foudre à la main[4], et de verser sur la terre la peste, la guerre et la famine qui, avec les roues et les gibets dont les grands chemins abondent, n’empêchent pas que le mal ne se maintienne, peut-il être regardé comme un être heureux ? Peut-on être heureux, quand au bout de quatre mille ans de travail on n’est pas plus avancé qu’au pre-

  1. Voyez Érasme sur le proverbe Movere Camarinam. C’est le LXIVe de la Ire. centurie de la Ire, chiliade. Il cite ce vers grec :

    Μὴ χινεῖν καμαρίναν, ἀχίνητος γὰρ ἀμέινων.
    Ne moveas camarinam, etenim non tangere præstat.

  2. Voyez les vers de Lucrèce cités ci-dessus, citation (157), et dans la remarque (N) de l’article Spinosa, num. V, tome XIII.
  3. Utrum... Deus quod vult efficiat, an in multis rebus illum tractanda destituant, et à magno artifice pravè formentur multa, non quia cessat ars, sed quia id in quo exercetur sæpè inobsequens arti est. Seneca, in præf., lib. I Quæst. natur.
  4. Neque
    Per nostrum patimur scelus
    Iracunda Jovem ponere fulmina
    Horat., od. III, lib. I, vs. 35.