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ÉPICURE.

eût supposé qu’ils se mouvaient par toutes sortes de lignes droites, il eût assigné une bonne cause de leur rencontre, sans être obligé de recourir au prétendu mouvement de déclinaison. En 2e. lieu, ce mouvement-là l’engageait à se contredire. Il enseignait que de rien on ne faisait rien, et cependant la déclinaison des atomes ne dépendait selon lui d’aucune cause ; elle venait donc de rien. Cette conséquence est d’autant plus forte, que nous avons vu[1] que Lucrèce avoue que les actions libres de notre âme viendraient de rien, si les atomes n’avaient pas le mouvement de déclinaison. Il prétend qu’elles ne dépendent ni du mouvement de pesanteur, ni du mouvement de répercussion des atomes ; car, en ce cas-là, il serait contraint de reconnaître qu’elles se trouvent dans l’enchaînement des causes éternelles et nécessaires, et par conséquent qu’elles sont assujetties à la fatale nécessité dont il veut les exempter. Et ce qui fait selon lui que ne dépendant nullement ni de la pesanteur, ni de la répercussion des atomes, néanmoins elles ne sont pas faites de rien, c’est que les atomes ont un mouvement de déclinaison. Je conclus de là que ce mouvement se fait de rien, ou, ce qui est la même chose, qu’il n’a point de cause[2], et je précipite Épicure dans l’abîme qu’il a voulu fuir. S’il répond qu’il est autant de la nature des atomes de décliner, que de se mouvoir de haut en bas, et de s’entre-choquer toutes les fois qu’ils se rencontrent, je réplique que leur déclinaison ne sert de rien à la liberté humaine, et n’empêche pas la fatalité : je lui soutiens ad hominem que toute la fatalité des stoïques est conservée ; car il avoue que le mouvement de pesanteur et celui de répercussion introduisent inévitablement la nécessité fatale. En 3e. lieu, il est absurde de supposer qu’un être qui n’a ni raison, ni sentiment, ni volonté, s’écarte de la ligne droite dans un espace vide, et qu’il s’en écarte non pas toujours, mais en certains temps et en certains points de l’espace non réglés[3]. Pour 4e. absurdité, je lui allègue la disproportion qui se rencontre manifestement entre la nature de la liberté, et le mouvement quel qu’il puisse être d’un atome qui ne sait ni ce qu’il fait, ni où il est, ni qu’il existe. Quelle conséquence y a-t-il entre ces deux propositions, l’âme de l’homme est composée d’atomes qui, en se mouvant nécessairement par des lignes droites, déclinent un peu du droit chemin, donc l’âme de l’homme est un agent libre ? Cicéron a très-bien jugé de cette hypothèse d’Épicure, quand il a dit qu’il serait beaucoup moins honteux d’avouer que l’on ne peut pas répondre à son adversaire, que de recourir à de semblables réponses. Hoc persæpè facitis, ut cùm aliquid non verisimile dicatis, et effugere reprehensionem velitis, afferatis aliquid, quòd omninò ne fieri quidem possit : ut satiùs fuerit illud ipsum de quo ambigebatur, concedere, quàm tam impudenter resistere : velut Epicurus cùm videret, si atomi ferrentur in locum inferiorem suopte pondere, nihil fore in nostrâ potestate, quòd esset earum motus certus et necessarius, invenit quo modo necessitatem effugeret, quod videlicet Democritum fugerat : ait atomum, cùm pondere, et gravitate directò deorsum feratur, declinare paululùm. Hoc dicere turpius est, quàm illud quod vult, non posse defendere [4]. Il a très-heureusement décrit l’embarras où ce philosophe se trouva. Nec quùm hæc ita sint, est causa cur Epicurus fatum extimescat, et ab atomis petat præsidium, easque de viâ deducat, et uno tempore suscipiat res duas inenodabiles : unam, ut sine caussâ fiat aliquid, ex quo existet, ut de nihilo quippiam fiat ; quod nec ipsi, nec cuiquam physico placet : alteram, ut quùm duo indi-

  1. Ci-dessus, citation (187).
  2. Les anciens objectèrent cela à Épicure : Ἐπικούρῳ μὲν γὰρ οὐδὲ ἀκαρὲς ἐγκλίναι τὴν ἄτομον συγχωροῦσιν, ὡς ἀναίτιον ἐπεισάγοντι κίνησιν ἐκ τοῦ μὴ ὀντος. Sanè Epicuro ne momentaneam quidem atomi inclinationem concedunt, quod eum dicant motum absque causâ ex non eum introducere. Plutarch., de Animæ procreat., ex Timæo, pag. 1015.
  3. Id facit exiguum clinamen principiorum
    Nec regione loci certâ, nec tempore certo.
    Lucret., lib. II, vs. 202.

  4. Cicer., de Naturâ Deorum, lib. I, cap. XXV.