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ÈVE.

les siècles à venir : la félicité éternelle, ou la damnation éternelle de tous les hommes en dépendait, sans compter toutes les sottises, et tout le ridicule de la vie présente ; et cependant il n’y eut jamais d’affaire si promptement terminée ; jamais peut-être le démon n’a eu si bon marché de l’homme. Apparemment les pensées criminelles des particuliers, qui ne tirent point à conséquence, lui ont toujours plus coûté que celle qui était décisive pour tout le monde ; et il faut avouer que les deux têtes à qui Dieu avait donné en dépôt le salut du genre humain, le gardèrent si mal que rien plus : ils livrèrent la place à l’ennemi presque sans combat ; et au lieu de se battre pour un si précieux dépôt, autant que l’homme pécheur se bat pour sa religion et pour sa patrie, pro aris et focis, ils ont fait moins de résistance qu’un enfant à qui l’on veut ôter sa poupée. Ils agirent comme s’il n’y fût allé que d’une épingle : sic erat in fatis. Gardons-nous bien toutefois de croire, ou que Moïse a trop abrégé cette narration, ou que, suivant le génie des Orientaux, il cacha sous le voile de quelques fables ce funeste événement. Ce serait trop commettre les intérêts de nos vérités fondamentales ; et après tout, la grande innocence d’Ève, et son inexpérience de toutes choses, doivent diminuer l’admiration de sa courte et de sa faible résistance. Il n’y a rien tel pour s’empêcher d’être trompé, que d’être excessivement méchant et fourbe. Les gens de bien sont ceux qui donnent le plus aisément dans le panneau.

Incapables de tromper,
Ils ont peine à s’échapper
Des piéges de l’artifice.
Un cœur franc ne saurait soupçonner en autrui
La fourberie et la malice,
Qu’il ne sent point en lui.


C’était donc un triomphe infiniment plus utile que glorieux, que celui que le démon remporta sur la première de toutes les femmes ; et l’on pourrait presque l’apostropher ainsi, lui et le serpent qui lui servit de second :

Egregiam verò laudem et spolia ampla refertis,
Tuquè puerque tuus, magnum et memorabile nomen,
Una dolo divûm si fœmina victa duorum est [1].


Car ce que nous représente un auteur moderne, que les bons anges n’auraient pas laissé la partie si inégale entre un démon tout-à-fait expérimenté dans les affaires, et une femme qui ne venait que d’être produite, et qui n’avait jamais vu ni le lever ni le coucher du soleil, ne mérite point d’autre réponse, si ce n’est qu’une pareille raison prouvant trop ne prouve rien. Quod si hoc totum, dit-il [2], ab inscitiâ et imbecillitate mulieris provenisse dixeris, æquum utique fuisset ignaræ et imbecilli fœminæ succurrisse ex alterâ parte bonos angelos. Æqui spectatores rerum humanarum haud tulissent tam imparem congressum. Quid enim, si dolo mali dæmonis multiscii et in rebus versatissimi victa fuerit imbellis fœmina, quæ solem nondum orientem vel occidentem viderat recens in lucem edita, et rerum omnium inexperta ? Meruit certè tam charum caput quod annexam sibi tenuit humani generis salutem, meruit, inquam, custodiam angelicam.

(B) Adam ne la connut qu’après qu’ils eurent été chassés du jardin d’Eden. ] Il n’y a que des gens plus soumis à leur imagination qu’à l’autorité de l’Écriture, qui puissent nier qu’Adam et Ève ne soient sortis vierges de ce jardin ; et c’est à tort que Cornélius à Lapide [3] accuse les protestans de le nier. 1o. Je renvoie donc au pays des fables ceux qui disent que Caïn a été conçu dans le paradis terrestre, et qu’Ève ne fut pas plus tôt produite, qu’elle fut rendue femme. Adam n’ayant usé d’aucune remise à jouir d’elle tout aussitôt qu’il l’eut vue. L’auteur des vers sibyllins soutient que comme l’exemption de toute honte était un des priviléges de l’innocence, l’homme en cet état exerçait le devoir du mariage à la vue du soleil, et aussi librement que les bêtes [4] ; mais c’est un auteur apocryphe et indigne de toute créance. Les rabbins qui ont eu l’effronterie de débi-

  1. Virgil., Æn., lib. IV, vs. 93.
  2. Burnet., Archæol., pag. 441, edit. Amstelod., 1694.
  3. In Genes., cap. IV, vs. 1. Voyez Heidegg., Histor. Patriarchar., tom. I, pag. 168.
  4. Καὶ ώς θῆρες δὴ βίνεσκον ἀπὸ σκοπιῆσι. Luce palam vulgo coëuntes more ferarum., lib. I, pag. 45, edit. Gallæi.