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ÈVE.

d’obéir exactement aux lumières de la raison, il n’y avait rien de plus nécessaire que d’introduire l’amour dans le monde ; car on ne comprend pas que sans cela le genre humain eût pu subsister. Les passions, par rapport au bien naturel des sociétés, sont la même chose que la repentance, par rapport aux biens célestes, une planche après le naufrage ; et puisque la raison devait devenir si faible, on ne devait pas recourir à un meilleur pis-aller que l’est celui des passions, entre lesquelles l’amour est sans contredit la principale, et en quelque manière l’âme du monde. Voyez ce qu’en dit Lucrèce, à la suite de ce que j’ai mis en note :

............... Ita capta lepore
...................................
Te sequitur cupidè, quò quamque inducere pergis.
Denique per maria, ac montes, fluviosque rapaces,
Frondiferasque domos avium, camposque virentes,
Omnibus incutiens blandum per pectora amorem
Efficis, ut cupidè generatim sæcla propagent.
Quæ quoniam rerum naturam sola gubernas,
Nec sine te quidquam dias in luminis oras
Exoritur, neque fit lætum, neque amabile quidquam ;
Te sociam studeo scribundis versibus esse,
Quos ego de rerum naturâ pangere conor [1].


Voyez ce qui a été dit sur l’utilité des passions et des préjugés par le critique de Maimbourg, dans le IIe. tome de ses nouvelles Lettres, depuis la page 499 jusqu’à la page 572. Voyez aussi les Nouvelles de la république des lettres, au mois de septembre 1686, article Ier., page 989.

(G) Les rabbins disent... que le prince de tous les anges en devint fort amoureux. ] Ils le nomment Samaël, et ils le font père de Caïn, qui, selon leurs rêveries, n’était que frère utérin d’Abel ; et ils reconnaissent là ce que les médecins nomment superfétation. Lisez ce latin : Ingreditur ad Evam (nempe Samaël) equitans super serpentem, et gravidavit eam Caïno ; deindè ascendit Adam, et fœcundavit eam Abele [2]. Le père Bartolocci ajoute qu’ils supposent que tous les peuples de la terre, excepté les Juifs, doivent rapporter leur origine à de semblables adultères de la femme d’Adam. Non Samaël solùm cognovit Evam, sed et serpens ipse antiquus cum Evâ coïvit, ex cujus semine omnes mundi nationes (Judæis exceptis) provenire dicunt [3]. Ils la font aussi la mère de plusieurs démons. Adamum intra spatium centum triginta annorum dæmones procreâsse ex Lilith........ Evan autem dæmonum concubitum per idem tempus appetiisse, ex quâ dæmones nati sunt, volunt [4]. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’ils appuient toutes ces chimères sur des paroles de l’Écriture, qu’ils tordent et qu’ils sophistiquent misérablement.

(H) Il n’y eut qu’elle qui pût éteindre l’ardeur amoureuse d’Adam : il avait tenté en vain toute autre voie. ] Employons ici les termes d’un religieux italien [5]. Qui mirum si hæc dicant (savoir, 1o. qu’Adam connut Ève le même jour qu’il fut créé ; 2o. qu’elle conçut quatre enfans : Caïn, Abel et deux filles ; 3o. qu’ils se hâtèrent de consommer leur mariage, parce que leur conduite à cet égard-là devait être une leçon et un exemple à toutes les bêtes, pour travailler à la multiplication des individus ; 4o. qu’aucune créature ne précéda l’homme dans cette fonction [6] :) quæ minora æstimantur, cùm de protoparente Adamo ita sinistrè sentiant, ut etiam ipsum nefariæ incontinentiæ, quod referre pudet, insimulent ? In Ialkut, tom. l. n. 24, ante Evæ formationem omnia jumenta, ferasque campi carnaliter cognovisse aiunt his verbis..... dixit R. Eleazar, quid sibi vult, hâc vice ? (Vulg. hoc nunc) Gen. 2, 23, ad docendum, quòd ingressus fuerat Adam super omne jumentum et feram, neque refrigerata est illius concupiscentia, quousque copulata est ei Eva. Le père Bartolocci remarque qu’il y a quelques rabbins modernes qui disent qu’il faut entendre cela dans un sens métaphorique ; mais il soutient le contraire, vu que les dernières paroles, quousque copu-

  1. Lucret., ibidem, vs. 15 et seqq.
  2. Bartolocci, Bibl. Rabbin., tom. I, pag. 291, traduisant un passage du Ialkut, sect. Berescith, pag. 26.
  3. Idem, ibidem.
  4. Idem, ibid., pag. 222.
  5. Idem, ibid., pag. 75, 76.
  6. Non coïvit aliqua creaturarum ante primum hominem. Bartolocci, Biblioth. Rabbin., tom. I, pag. 75.