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ÈVE.

cela, puisque nous n’avons promis que ce qui regarde la femme d’Adam.

L’auteur suppose [1] qu’elle tâcha d’adoucir les maux de son époux, qui cherchait de temps en temps quelque consolation entre les bras de sa femme, et qu’elle le fit souvenir que Dieu leur avait commandé de multiplier, et l’avertit de bien prendre garde de ne pas transgresser ce commandement. Tâchons, lui disait-elle [2], de recouvrer, par le moyen d’une postérité féconde, ce que nous avons perdu. Faible et légère consolation pour de si grands maux, mais néanmoins nécessaire, puisque Dieu l’a ainsi ordonné. Gardons-nous de désobéir une seconde fois : notre désobéissance serait sans excuse ; elle rebuterait la miséricorde divine, et nous serions pour jamais les objets de sa trop juste indignation. Suivons la volonté du ciel, en procurant la propagation de tout le genre humain. C’est le moyen de vaincre la mort qui doit triompher un jour de notre chair, puisque nous vivrons malgré elle en la personne de nos enfans, et de nos neveux, et dans la mémoire de notre postérité. Je ne dis pas que nous devions pour cela tarir entièrement nos larmes. Le regret d’avoir offensé mon Dieu ne finira qu’avec ma vie ; et mon cœur, qui doit l’abandonner le dernier, ne vivra pas plus long-temps que ma douleur. Mais nous devons prendre garde de ne pas irriter par une nouvelle offense, ce Dieu qui nous a traités si favorablement : il n’y aurait pas moins d’impiété que de péril pour nous. Adam lui répondit, en souriant : je ne craindrai plus désormais que votre compagnie me soit fatale, puisque vous ne me sollicitez qu’au bien... Il est juste de donner quelque relâche à nos maux, de soulager un peu nos sens accablés sous de poids de notre affliction, et de peupler la nature en obéissant à notre Dieu. Joignant alors les caresses aux paroles, il abandonna son âme au plaisir, et oublia pour quelque temps, entre les bras de sa femme, le funeste sujet de sa douleur. Si après la mort d’Abel le père et la mère s’engagèrent à la continence, ce fut Adam qui s’engagea le premier, et avec serment, et sans avoir consulté sa femme [3]. C’est traiter les choses comme dans les vieux romans, où les héroïnes faisaient les avances [4] ; mais il eût mieux valu se conformer aux romans modernes, et à l’esprit de la nation judaïque, qui exigeait une grande retenue de la part des femmes, dans la demande du devoir conjugal ; car si quelqu’une le demandait à haute voix, en sorte que les voisines pussent entendre que la conversation roulait sur ces matières, elle pouvait être répudiée [5].

(M) Vous verrons sur quoi il se fonde. ] Tant s’en faut qu’il suppose, comme fait Lorédano, qu’Ève fut excitée par la défense à souhaiter le fruit défendu, qu’il suppose [6] au contraire que le serpent la tenta avant qu’elle songeât à l’arbre de science de bien et de mal. Il ajoute ; 1o. qu’elle se laissa persuader qu’elle n’avait pas bien entendu la pensée de son mari, ou que son mari avait été trompé par quelque faux bruit ; 2o. qu’ayant cru qu’il n’était point vrai que Dieu eût fait cette défense, elle mangea de ce fruit, et que sa faute consista en ce que, dans une affaire de si grande conséquence, elle prit son parti précipitamment, et sans consulter son époux ; 3o. qu’ayant péché par ignorance [7], quoique ce ne fût pas par une ignorance invincible, elle commit une faute moins atroce que celle d’Adam : car celle-ci fut volontaire, et contre la conscience ; 4o. qu’Ève n’encourut point nécessairement la peine de la mort éternelle ; car le décret de Dieu portait seulement que l’homme mourrait, s’il péchait contre sa conscience, si sciens prudens peccâsset [8] ; 5o. qu’encore que sans injustice Dieu eût pu faire mourir Ève, il résolut néanmoins, tant il est miséricordieux en-

  1. Là même, pag. 109.
  2. Là même, pag. 110.
  3. Là même, pag. 141.
  4. Voyez la remarque (C) de l’art. Longus.
  5. Eadem Maim., c. 24, § 12, et Ammud Golah, seu liber præceptorum parvus, ubi in glosse additur : si fuerit exigens debitum conjugale à marito suo voce clarâ, ita ut ejus vicinæ audire potuerint eam loquentem de re istâ. Polygam. triumphatrix, pag. 56, col. 1.
  6. Voyez le livre intitulé Cogitationes novæ de primo et secundo Adamo examini eruditorum compendiosè propositæ, imprimé à Amsterdam apud Eleutherium Aspidium, anno Domini 1700, in-8o., à la page 8.
  7. Ibidem, pag. 10, 12.
  8. Ibidem, pag. 15.