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HÉRACLÉOTES.

fâcheux à un auteur d’avouer qu’il se soit laissé surprendre de cette manière. Scaliger, trompé de la même sorte par Muret, ne fit pas tant l’opiniâtre, mais il en fut très-fâché.

(E) Ses désirs lascifs l’accompagnèrent jusqu’à l’âge où la nature ne les pouvait point satisfaire. ] Le jour d’une grande fête qu’il célébra le plus agréablement qu’il lui fut possible, il se fit amener une courtisane, afin qu’il ne manquât rien aux plaisirs de la journée ; mais la vieillesse l’avait tellement abattu, qu’il ne put rien exploiter. Il confessa son infirmité, en se servant des paroles [1] qu’Homère met à la bouche de l’un de galans de Pénélope, lequel ne pouvant tendre l’arc d’Ulysse, s’écria, qu’un autre le prenne, je n’en puis venir à bout [2]. Denys pareillement déclara que puisque les forces lui manquaient, un autre devait s’emparer de la courtisane. Φησὶ τὸν Διονύσιον τοῖς οἰκέταις συνεορτάζοντα, ἐν τῇ τῶν Χόων ἑορτῇ, καὶ μὴ δυνάμενον διὰ γῆρας χρῆσθαι ᾗ παρειλήϕεσαν ἑταίρα ὑποςρέψαντα εἰπεῖν πρὸς τοὺς συνδειπνοῦντας,

ΟΥ δύναμαι τανύσαι, λαϐέτο δὲ καὶ ἄλλος.


Tradit Dionysium cum domesticis, diebus festis congiorum, ferias illas agentem, cùm ob senectutem meretrice quam adduxerant uti non posset, ad convivas facie versâ, dixisse : Arrigere nequeo, sumat alius [3]. Antigonus Carystius racontait cela dans la vie de notre Héracléotes.

(F) M. Moréri s’est trompé assez lourdement. ] 1°. Il dit que Denys d’Héraclée..….. ayant quitté l’école de Zénon suivit les cyniques. Il fallait dire les cyrénaïques, dont la secte était extrêmement différente de la secte des cyniques. On en peut juger par l’opposition de caractères qui se trouvait entre Aristippe et Diogène. Il n’y a pas dans le fond une grande différence entre Diogène Laërce qui fait passer notre Denys dans le camp des cyrénaiques, et Athénée qui le fait passer dans la secte d’Épicure ; car encore qu’Épicure expliquât plus honnêtement le terme de volupté, il convenait avec les cyrénaïques que la fin dernière de l’homme, le souverain bien, le bonheur de l’homme est la volupté. 2°. Ces paroles, il ne faisait point de difficulté..... de faire publiquement ce qui lui pouvait donner du plaisir, sont une suite de la première faute, et une nouvelle faute. Si Denys avait embrassé le cynisme, il n’aurait point eu de honte de se souiller avec une femme au milieu des rues ; mais comme il ne fit que passer dans l’école d’Aristippe, agréable débauché, libertin poli, et qui savait admirablement le monde ; et que les cyrénaïques, qui donnaient à la nature tout ce qu’elle souhaitait, n’avaient pas pourtant adopté l’impudence des cyniques, on a grand tort de prétendre qu’il n’avait pas plus de respect que Diogène pour les yeux de son prochain. J’avoue qu’il voulait bien qu’on le vît entrer dans les lieux publics, et qu’on sût qu’il avait couché avec des prostituées [4] ; mais chacun sait que cela ne signifie point connaître publiquement une femme, et sous les yeux des passans, comme faisaient les cyniques. 3°. On ne pouvait pas représenter plus confusément la désertion du stoïcisme, que Moréri l’a représentée. Denys, dit-il, étant tourmenté d’une excessive douleur dans les yeux, ne voulut jamais dire que la douleur fût indifférente. Voit-on là une description fidèle du changement de ce philosophe ? N’est-on pas tenté de se figurer un homme que l’on met à la question, pour lui faire dire que la douleur est indifférente, et qui s’obstine à ne le pas avouer ? Voyez dans les passages de Cicéron, cités ci-dessus [5], l’état naïf de cette aventure. 4°. Il ne fallait pas ôter à Denys dix ans de vie : ce fut à l’âge de quatre-vingts ans, et non pas à l’âge de soixante et dix, qu’il se laissa mourir de faim.

  1. Il les parodia un peu. Voyez Casaubon, sur Athénée, pag. 733.
  2. Odyss., lib. XXI, v. 152, pag. m. 647.
  3. Athen., lib. X, pag. 437, ex Antigono Carystio.
  4. Εἴς τε τὰ χαμαιτυπεῖα ὑπεισῄει καὶ τἄλλα ἀπαρακαλύπτως ἡδυπάθει. Lustra ingrediebatur, cæterisque voluptatibus apertè operam dabat. Laërtius, lib. VII, num. 167. La version ordinaire est trop forte, et a trompé apparemment M. Moréri : Palam lustra ingrediebatur, cæteraque sub omnium gerebat oculis quæ ad voluptatem pertinerent.
  5. Citations (3) et (4).