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LUCRÈCE.

Voyez Barthius, sur ces paroles de Stace.

(D) ....... Eusèbe nous apprend que cet ouvrage fut corrigé par Cicéron, après la mort de l’auteur. ] Il semble que le père Briet le croie, puisqu’il se sert de ces paroles : In suis versibus, duris quidem, sed valdè latinis, et Tullii limâ dignissimis. Quelques-uns[1] croient qu’il a voulu dire que les poésies de Lucrèce avaient besoin de passer par la lime de Cicéron ; mais d’autres jugent qu’il a voulu dire qu’elles font honneur à Cicéron, par qui elles ont été corrigées, ou qu’il paraît bien qu’elles ont passé par la lime de ce grand homme.

(E) Jamais homme ne nia plus hardiment…… la Providence divine. ] Car il entre en matière par cet impie début :

Omnis enim per se Divûm natum necesse est
Immortali ævo summâ cum pace fruatur,
Semota à nostris rebus, sejunctaque longè.
Nam privata dolore omni, privata periclis,
Ipsa suis pollens opibus, nihil indiga nostri,
Nec benè promeritis capitur, nec tangitur irâ[2].


Il continue par donner des louanges infinies à Épicure, qui avait eu le courage d’attaquer la religion, et qui en avait triomphé.

Humana ante oculos fœdè cum vita jaceret
In terris oppressa gravi sub relligione :
Quæ caput à cœli regionibus ostendebat,
Horribili super adspectu mortalibus instans :
Primùm Graius homo mortaleis tollere contrà
Est oculos ausus, primusque obsistere contrà :
Quem nec fama Deum, nec fulmina, nec minitanti
Murmure compressit cœlum, sed eò magis acrem
Virtutem inritat animi, confringere ut arcta
Naturæ primus portarum claustra cupiret.
.........................
Quarè relligio pedibus subiecta vicissim
Obteritur ; nos exæquat victoria cœlo[3].


Il dit dans le même livre, qu’une des choses qui l’encouragent le plus est la louange qu’il espère de mériter en traitant d’une matière toute neuve, et en rompant les liens de la religion[4].

(F) Il a reconnu un je ne sais quoi qui se plaît à renverser les grandeurs humaines. ] Ayant parlé de la peur qui saisit les amiraux à la vue d’une tempête, il ajoute que c’est en vain qu’ils font des vœux ; tant il est vrai qu’une force occulte semble se jouer des dignités de la terre.

Summa etiam cùm vis violenti per mare venti
Induperatorem classis super æquora verrit,
Cum validis pariter legionibus, atque elephantis :
Non Divûm pacem votis adit ? ac prece quæsit
Ventorum pavidus pace, animasque secundas ?
Nequicquam : quoniam violento turbine sæpè
Conreptus nihilo fertur minùs ad vada lethi :
Usquè adeò res humanas vis abdita quædam.
Obterit, et pulchros Fasceis, sævasque Secureis
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur[5].


Voilà un philosophe qui a beau nier opiniâtrement la Providence et la force de la Fortune[6], et attribuer toutes choses au mouvement nécessaire des atomes, cause qui ne sait où elle va, ni ce qu’elle fait, l’expérience le contraint de reconnaître dans le cours des événemens une affectation particulière de renverser les dignités éminentes qui paraissent parmi les hommes. Il n’est presque pas possible de méconnaître cette affectation, quand on étudie attentivement l’histoire, ou seulement ce qui se passe dans les pays de sa connaissance. Une vie médiocrement longue suffit pour nous faire voir des hommes, qui, étant montés par une suite précipitée de bons succès à une haute fortune, retombent dans le néant par une suite semblable de mauvais succès. Tout leur réussissait auparavant, rien ne leur réussit aujourd’hui ; ils ont part à mille infortunes qui épargnent les conditions médiocres, posées pour ainsi dire au même chemin. C’est contre eux que la Fortune paraît irritée, c’est leur ruine qu’il semble qu’elle ait conspirée, pendant qu’elle laisse en repos les autres hommes. Je ne m’étonne donc point que Lucrèce se soit aperçu d’une telle affectation, inexplicable selon ses principes, et très-malaisée à expliquer selon les autres

  1. Voyez Baillet, Jugemens sur les poëtes, tom. II, pag. 89.
  2. Lucret. lib. I, vs. 59.
  3. Ibid. vs. 64.
  4. Primum quod magnis doceo de rebus et arctis religionum animos nodis exsolvere pergo. Ibid. pag. m. 30, vs. 930.
  5. Idem, lib. V, vs. 1225.
  6. Entendez ici par Fortune une divinité qui agit avec connaissance, mais qui est bizarre maligne, injuste, imprudente, etc.