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MALHERBE.

que ce Commentaire ne soit rempli de plusieurs choses curieuses et très-dignes d’être lues. Cependant je me suis privé du plaisir de lire toutes ces choses, afin qu’on ne n’accusât point d’avoir volé M. Chevreau, si je me rencontrais dans ses pensées ; ni de l’avoir voulu contredire, si je ne me trouvais pas de son avis. Ceux qui n’ont pas cet ouvrage de M. Chevreau (je suis de ceux-là) s’en pourront faire une idée par ces paroles de M. Ballet [1] : « Il serait ennuyeux de parcourir dans le détail les autres défauts qu’on a imputés à Malherbe. Ceux qui voudront s’en instruire pourront consulter le livre des remarques que M. Chevreau a fait sur notre poëte. M. Rosteau témoigne qu’ayant communiqué ces Remarques, ou plutôt ces censures, à mademoiselle de Scudéry, elle lui fit connaître après les avoir lues, qu’elle était fort surprise. Cette docte et judicieuse demoiselle avouait qu’il pourrait bien y avoir quelque chose de répréhensible en quelques endroits des poésies de Malherbe ; mais elle ne pouvait s’imaginer sérieusement, que ce célèbre poëte eût donné matière à tant de corrections. »

Notez que M. Chevreau ne convient pas que ses Remarques n’eussent point passé sous les yeux de M. Ménage. Voyez son narré et ses plaintes dans une lettre que je cite [2]. Voyez aussi dans la 2e. partie de ses Œuvres mêlées, et du Chevræana, plusieurs observations très-fines et très-solides contre Malherbe.

(E) Je dirai quelque chose de ses traductions. ] Il a traduit quelques ouvrages de Sénèque, et quelques livres de Tite-Live [* 1], et s’il ne réussit pas, il eut pour le moins le bonheur d’être fort content de son travail. « Sa principale occupation étant d’exercer sa critique sur le langage français, à quoi on le croyait fort expert, quelques-uns de ses amis le prièrent un jour de faire une grammaire de notre langue...... Il leur répondit que sans qu’il prît celle peine on n’avait qu’à lire sa traduction du xxxiiie. livre de Tite-Live, et que c’était de cette sortie qu’il fallait écrire. Cependant chacun n’était pas de cet avis. Mademoiselle de Gournay qui était une fille savante de ce siècle-là disait ordinairement, que ce livre ne lui paraissait qu’un bouillon d’eau claire. Elle voulait faire entendre que le langage en était trop simple, et quelques gens ont cru qu’elle avait raison [3]. » M. Huet a observé [4] que la passion qu’avait Malherbe de plaire aux courtisans, lui a fait renverser l’ordre de son auteur ; qu’il n’en a suivi ni les ponctuations ; ni les mots, et qu’il ne s’y est étudié qu’à purifier et à polir notre langue. M. de Racan confirme cela. Malherbe, dit-il [5], disait souvent, et principalement quand on le reprenait de ne pas bien suivre le sens des auteurs qu’il traduisait ou paraphrasait, qu’il n’apprêtait pas les viandes pour les cuisiniers ; comme s’il avait voulu dire qu’il se souciait fort peu d’être loué des gens de lettres, qui entendaient les livres qu’il avait traduits, pourvu qu’il le fût des gens de la cour.

(F) Je ne trouve pas qu’il ait eu beaucoup de part à l’affection du cardinal de Richelieu. ] Par malheur pour ce grand poëte, ses épargnes d’esprit furent connues de ce cardinal. On sut qu’au lieu de se mettre en frais pour chanter la gloire de ce grand ministre, il ne fit que raccommoder de vieilles pièces qu’il trouva parmi ses papiers. Ce n’était pas le moyen de plaire à un esprit aussi délicat et aussi fier que celui-là : il reçut fort mal cet hommage de Malherbe. Lisez ces paroles de M. Ménage. J’ai su de M. de Racan, que Malherbe avait fait ces deux stances plus de trente ans avant que le cardinal de

  1. * Joly remarque que Malherbe n’a traduit que le 33e. livre de Tite-Live. Duryer l’a inséré dans sa traduction de cet historien. Quant au Sénèque, Malherbe a traduit le Traité des bienfaits et une partie seulement des Épîtres, quoique toutes les épîtres aient paru sous son nom, en 1639 et 1661. Cette traduction fut achevée par Jean Baudouin, et J.-B. de Boyer, neveu de Malherbe.
  1. Baillet, Jugem. des Savans sur les Poëtes, IVe. part., num. 1411, pag. 23.
  2. Elle est à la page 103 et suiv. de la Ire. partie de ses Œuvres mêlées.
  3. Sorel, Biblioth. franç., pag. 259, 260, édition de 1667.
  4. De claris Interpretibus, lib. II. p. 186, cité par Baillet, Jugem., tom. II, num. 944, citation 2.
  5. Racan, Vie de Malherbe, pag. 28.