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MALHERBE.

sieurs fois, qu’après avoir fait un poëme de cent vers, ou un discours de trois feuilles, il fallait se reposer dix ans tout entiers. M. Courbé n’est pas de cette opinion, ni moi non plus. Je n’ai pas besoin d’un si long repos après un si petit travail. Mais aussi d’attendre de moi cette bienheureuse facilité qui fait produire des volumes à M. de Scudéry, ce serait me connaître mal, et me faire un honneur que je ne mérite pas [1]. »

Il y a tant de choses à recueillir sur ce caractère d’esprit, qu’après les grandes effusions de citations qu’on a vues ci-dessus [2], il m’en reste encore à faire. Casaubon s’était affranchi de la servitude sous laquelle gémissent ces écrivains qui copient plusieurs fois leurs lettres, et qui ne font que raturer. Il en fait sa déclaration authentique, Da mihi, quæso, dit-il [3], ut αὐτοϕυεῖ και ὡς εἰπεῖν ἀσκεπάρνῳ λόγῳ tecum loqui liceat. Polire unpensâ curâ quæcunque scribus, præsertim autem epistolas, et de singulis vocibus ire in consilium, diligentioris est hominis atque, ut ingenuè dicam, πᾶσαν τὴν ἀλήθειαν ϕιλοτιμοτέρου quàm ego sum. La phrase qu’il emploie pour exprimer les scrupules d’un écrivain qui délibère sur chaque mot est de Sénèque le père [4]. Les excès qui se commettent en cela sont très-blâmables, et un joug qui réduit quelquefois la plume à une espèce de stérilité. Quintilien les censure très-justement : il nomme cela être condamné à la malheureuse peine de se calomnier. Nec enim rursùs eos qui robur aliquod in stylo fecerint, ad infœlicem calumniandi se pœnam alligandos puto. Nam quomodò sufficere civilibus officiis possit, qui singulis actionum partibus insenescat ? Sunt autem quibus nihil sit satis : omnia mutare, omnia aliter dicere quàm occurrit, velint : increduli quidam ; et de ingenio suo pessimè meriti, qui diligentiam putant, facere sibi scribendi difficultatem [5]. Il n’est pas facile de décider, ajoute-t-il, si ceux qui approuvent tout ce qu’ils écrivent sont plus blâmables que ceux qui en sont toujours mécontens. Il observe que cette grande délicatesse est suivie quelquefois de dépit et de désespoir ; et il raconte ce qui fut dit à un jeune homme qui se chagrinait d’avoir pris inutilement beaucoup de peine pendant trois jours à chercher l’exorde de son sujet [6]. Voulez-vous, lui dit-on, écrire mieux que vous ne pouvez ? Les paroles de Quintilien ont plus de grâce et plus de force. Nec promptum est dicere, utros peccare validiùs putem, quibus omnia sua placent, an quibus nihil. Accedit enim etiam ingeniosis adolescentibus frequenter, ut labore consumantur, et in silentium usquè descendant nimiâ benè dicendi cupiditate. Quâ de re memini narrâsse mihi Julium secundum, illum æqualem meum, atque à me, ut notum est, familiariter amatum, miræ facundiæ virum, infinitæ tamen curæ, quid esset sibi à patruo suo dictum. Is fuit Julius Florus, in eloquentiâ Galliarum (quoniam ibi demùm exercuit eam) princeps, alioqui inter paucos disertus, et dignus illâ propinquitate. Is cùm Secundum scholæ adhuc operam dantem tristem fortè vidisset, interrogavit, Quæ caussa frontis tam obductæ ? nec dissimulavit adolescens, tertium jam diem esse, ex quo omni labore materiæ ad scribendum destinatæ non inveniret exordium : quo sibi non præsens tantùm dolor, sed etiam desperatio in posterum fieret. Tum Florus arridens. Num quid tu, inquit, meliùs dicere vis, quàm potes ? Ita se res habet : Curandum est ut quam optimè dicamus : dicendum tamen pro facultate. Ad profectum enim opus est studio, non indignatione [7].

(H) Les poëtes ont toujours pris la liberté de se louer à perte de vue. ] J’ai blâmé ailleurs [8] Malherbe de s’ê-

  1. Balzac, lettre XVI du même livre, p. 58,
  2. Remarque (G) de l’article Guarini, tom. VII, pag. 305, et dans la remarque (E) de l’article Linacer, tom. IX, pag. 251.
  3. Casaubon., epist. CLXXIII.
  4. Illi qui scripta sua torquent, qui de singulis verbis in conschum veniunt, necesse est quæ totiens animo suo admoverint novissimè affigant. Seneca, præf. Libri I Controv., pag. m. 72.
  5. Quintil., lib. X, cap. III, pag. m. 484.
  6. Ceci confirme ce que j’ai dit, tom. IX, pag. 253, article Linacer, remarque (F), à l’alinéa, que le commencement d’un ouvrage est ce qui coûte le plus.
  7. Quintil, lib. X, cap. III, pag. 484.
  8. Dans les Nouvelles Lettres de la Critique générale de Maimbourg, pag. 123.