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MANICHÉENS.

n’était point méchant lorsque Dieu le fit. Il dira que l’homme reçut de Dieu un état heureux ; mais que n’ayant point suivi les lumières de la conscience, qui, selon l’intention de son auteur, le devaient conduire par le chemin de la vertu, il est devenu méchant, et qu’il a mérité que Dieu souverainement juste, autant que souverainement bon, lui fit sentir les effets de sa colère. Ce n’est donc point Dieu qui est la cause du mal moral ; mais il est la cause du mal physique, c’est-à-dire de la punition du mal moral : punition qui, bien loin d’être incompatible avec le principe souverainement bon, émane nécessairement de l’un de ses attributs, je veux dire de sa justice, qui ne lui est pas moins essentielle que sa bonté. Cette réponse, la plus raisonnable que Mélissus puisse faire, est au fond belle et solide ; mais elle peut être combattue par des raisons qui ont quelque chose de plus spécieux, et de plus éblouissant : car Zoroastre ne manquerait pas de représenter, que si l’homme était l’ouvrage d’un principe infiniment bon et saint, il aurait été créé non-seulement sans aucun mal actuel, mais aussi sans aucune inclination au mal ; puisque cette inclination est un défaut qui ne peut pas avoir pour cause un tel principe. Il reste donc que l’on dise que l’homme sortant des mains de son créateur avait seulement la force de se déterminer de lui-même au mal, et, que s’y étant déterminé, il est seul la cause du crime qu’il a commis, et du mal moral qui s’est introduit dans l’univers. Mais, 1o. nous n’avons aucune idée distincte qui puisse nous faire comprendre qu’un être qui n’existe point par lui-même, agisse pourtant par lui-même. Zoroastre dira donc que le libre arbitre donné à l’homme n’est point capable de se donner une détermination actuelle, puisqu’il existe incessamment et totalement par l’action de Dieu. 2o. Il fera cette question : Dieu a-t-il prévu que l’homme se servirait mal de son franc arbitre ? Si l’on répond qu’oui, il répliquera qu’il ne paraît point possible qu’aucune chose prévoie ce qui dépend uniquement d’une cause indéterminée. Mais je veux bien vous accorder, dira-t-il, que Dieu a prévu le péché de sa créature, et j’en conclus qu’il l’eût empêchée de pécher ; car les idées de l’ordre ne souffrent pas qu’une cause infiniment bonne et sainte, qui peut empêcher l’introduction du mal moral, ne l’empêche pas, lors surtout qu’en la permettant, elle se verra obligée d’accabler de peines son propre ouvrage. Si Dieu n’a point prévu la chute de l’homme, il a du moins jugé qu’elle était possible : puis donc qu’au cas qu’elle arrivait il se voyait obligé de renoncer à sa bonté paternelle, pour rendre ses enfans trés-misérables en exerçant sur eux la qualité d’un juge sévère, il aurait déterminé l’homme au bien moral, comme il l’a déterminé au bien physique : il n’aurait laissé dans l’âme de l’homme aucune force pour se porter au péché, non plus qu’il n’y en a laissé aucune pour se porter au malheur, en tant que malheur. Voilà à quoi nous conduisent les idées claires et distinctes de l’ordre, quand nous suivons pied à pied ce que doit faire un principe infiniment bon. Car si une bonté, aussi bornée que celle des pères, exige nécessairement qu’ils préviennent autant qu’il leur est possible le mauvais usage que leurs enfans pourraient faire des biens qu’ils leur donnent, à plus forte raison une bonté infinie et toute-puissante préviendrait-elle les mauvais effets de ses présens. Au lieu de donner le franc arbitre, elle déterminera au bien ses créatures ; ou si elle leur donne le franc arbitre, elle veillera toujours efficacement pour empêcher qu’elles ne pèchent. Je crois bien que Mélissus ne demeurerait point court ; mais tout ce qu’il pourrait répondre serait combattu tout aussitôt par des raisons aussi plausibles que les siennes, et ainsi la dispute ne serait jamais terminée[1].

S’il recourait à la voie de la rétorsion, il embarrasserait beaucoup Zoroastre ; mais en lui accordant une fois ses deux principes, il lui laisserait un chemin fort large pour arriver au dénoûment de l’origine du mal. Zoroastre remonterait au temps

  1. Tout ceci et plus amplement discuté dans les remarques de l’article Pauliciens, tom. XI.