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MARIE.

abrégé l’histoire de cette femme. ] Voici les paroles de d’Aubigné [1] : « La légende des saints est le jardin de l’âme.... Dans ce jardin se trouvent des herbes qui, pour le moins, endorment si elles ne guérissent pas. Un galant homme, qui s’accommode en ce temps, sait ce que les paysans appellent voler. S’il se trouve que son âme désolée ne puisse changer de vie, il y a dans la légende, au chap. de l’annonciation, l’exemple d’un chevalier qui volait sans pitié pauvres et riches, et était quitte pour dire tous les jours une fois, Ave, Maria ; et pour les soldats de ce temps, c’est ce qu’ils pratiquent. Si une dame de la cour sent en son âme désolée qu’elle ne se puisse passer d’une grande, catholique, et universelle luxure, n’a-t-elle pas pour se consoler sainte Marie Égyptienne, qui, depuis douze ans, jusques à l’âge du mépris ne refusa homme ? Et n’avons-nous pas l’exemple de sainte Madeleine, tant célèbre par les chroniques anciennes ? Les poëtes de la légende nous ont depuis enseigné comme elle fit par allèchemens, que force gens de bonne maison vendirent leur bien pour elle ; plusieurs courageux se coupèrent la gorge pour les jalousies de son amour, et puis elle ne fut pas sitôt lasse, que la voilà canonisée. » L’omission de cet auteur à l’égard de sainte Marie Égyptienne, et de sainte Madeleine, est inexcusable ; car il suppose que ces deux prostituées montèrent tout droit des lieux infâmes au rang des saintes canonisées ; et par cette supposition il prétend prouver que la légende est très-capable de lâcher la bride aux dames qui ont une envie démesurée de passer le temps avec des hommes. Pour agir de bonne foi, il fallait parler de la longue pénitence de ces deux saintes ; mais comme cela aurait énervé la plaisanterie de l’objection que l’on voulait faire aux légendaires, on a cru qu’il valait mieux n’en rien dire, ou passer même dans la négation [2]. Apprenons de là que les auteurs satiriques sont les gens du monde contre lesquels il faut qu’un lecteur soit le plus en garde. Ce sont ceux qui raisonnent le plus mal, et qui communiquent le plus un certain plaisir qui empêche de rechercher en quoi consistent leurs sophismes. Souvenons-nous cependant que s’ils peuvent se dispenser de plusieurs règles, ils ne doivent pas être moins soumis que les auteurs graves aux lois du raisonnement [3].

(C) .....Où il y a une fraude concernant saint Dominique, et une nonne nommée Marie. ] Je ne fais cette remarque que pour mettre dans un plus grand jour ce qu’on vient de lire : ainsi on ne la doit pas condamner, sous prétexte qu’elle semble trop étrangère dans cet endroit-ci. Quand j’étais huguenot, c’est Sancy que l’on fait parler, je ne trouvais rien qui me fît tant rire que la Légende de frère Jacopon. Il a encore un livre chez nous, où j’ai fait de belles annotations, comme sur ce qu’il faisait confesser à un sien frère ses péchés pas signes. Madame de Villeroy s’enquérant comment il confessait sa paillardise : de même curiosité elle s’enquérait comment s’appelait en grec cette huile légère que saint Dominique sema entre les cuisses d’une nonnain, l’appelant l’huile d’amour [4]. Il est certain que d’Aubigné falsifie la légende [* 1], afin de donner au conte un air plus diver-

    non habeo, répliqua-t-elle, vadam autem et ascendam in unam navim quam conduxerunt, et licet renuant memetipsarn tradam. Corpus enim meum hahentes, pro naulo accipient. Elle ajoute ensuite, en confessant humblement son crime, que ce n’était nullement la dévotion qui lui avait fait faire ce voyage, mais que c’était sa passion. Proptereà autem cum eis volui ambulare ut multos cooperatores haberem in meæ libidinis passione. Elle choisit parmi tous ces pèlerins, une troupe de dix jeunes hommes, qui d’abord se moquèrent d’elle, et puis qui enfin la reçurent ; et elle ajoute : et volens miseros ego compellebam (ad peccatum) nolentes. Elle continua pendant quelques jours sa mauvaise vie, étant à Jérusalem ; après quoi Dieu la convertit, etc. Voilà une partie de ce qu’elle raconta elle-même au moine Sosime, et celui-ci le rapporta d’après elle. »

  1. (*) Peut-être y a-t-il ici plus de négligence que de malice, de la part de d’Aubigné, quelque sa-
  1. Confession catholique de Sancy, liv. I, chap. II, pag. m. 329.
  2. C’est ce que fait d’Aubigné dans ces paroles : Elle n’est pas sitôt lasse, que la voilà canonisée.
  3. Voyez l’article Colomiés, tom. V, pag. 242, remarque (C).
  4. D’Aubigné, Confession de Sancy, liv. I, chap. II, pag. 328.