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MARIE.

mais ils épargnent la vérité [1]. Voyez ci-dessous la remarque (D). Ainsi, quand le poëte que je cite fait cette demande : Y a-t-il quelque chose qui empêche qu’un railleur ne dise la vérité [2] ? On pourrait lui dire : Vous trouverez la réponse à cette question dans votre IVe. satire, où vous dites si sensément qu’un rieur ne fait pas même quartier à ses bons amis. À plus forte raison n’en fait-il pas aux circonstances d’une histoire. La demande d’Horace ne laisse pas d’être raisonnable ; car elle ne signifie autre chose si ce n’est qu’il est possible de dire la vérité en raillant et en plaisantant. Cela est incontestable.

Au reste, l’on connaîtra mieux le tort qu’a eu d’Aubigné, si l’on songe que, selon toutes les apparences, l’apologie d’Hérodote a été son original. Or voici ce que l’on trouve dans cet ouvrage [3] : Je n’oublierai pas un autre acte du même saint Dominique, récité vers la fin de sa légende, acte vraiment d’un bon compagnon, pour le moins récité en telle sorte qu’il est pour faire rire les bons compagnons, et leur donner matière de gausser : c’est qu’une nonnain, dite Marie, étant malade en la cuisse, endura grand mal l’espace de cinq mois, sans espérer qu’elle en dit échapper. Alors elle dit en soi-même qu’elle ne se sentait digne de prier Dieu, ni d’être ouïe de lui, et pourtant pria saint Dominique d’être médiateur entre Dieu et elle, pour lui impétrer le bénéfice de sa santé. Et après cette oraison s’étant endormie, elle vit auprès de soi saint Dominique, qui tira de dessous sa chape un onguent de grand’odeur, duquel il lui oignit la cuisse. Et quand elle demanda comment cet onguent s’appelait ; saint Dominique répondit que c’était l’onction d’amour. Vous voyez bien que, de l’aveu même de Henri Étienne, la religieuse dormait.

M. Jurieu avoue la même chose ; mais, selon sa coutume, il se met fort peu en peine si ce qu’il dit est exact. Voici ses paroles [4] : « La même légende dit qu’une religieuse, nommée Marie, ayant eu durant cinq mois une grande douleur dans des parties voisines de celles qu’on n’oserait nommer, saint Dominique lui apparut en songe, et que de dessous son froc il tira un onguent de très-bonne odeur, dont il lui frotta la partie malade, et qu’étant interrogé par la fille, ce que c’était, il répondit, que cela s’appelait unguentum amoris. Cela est aussi chaste que les amours de François pour sainte Claire, et ses ardeurs pour le frère Massé, lequel il embrassait, soulevait de terre dans ses embrassemens. Ce qui mit le père Massé dans une si grande chaleur, qu’il était comme au milieu d’un feu, dit le livre des Conformités. » Notez qu’il met à la marge ce sommaire, abominations de saint François et de saint Dominique ; et concluez de là qu’il traite la controverse comme si c’était un jeu où l’on cherchait à tâtons et les yeux fermés ce qu’il faut prendre. Je laisse à juger aux personnes qui ne croient pas qu’il soit permis d’agir de mauvaise foi en faveur de la religion, c’est-à-dire de violer les devoirs de la religion pour l’amour de la religion, je leur laisse, dis-je, à juger si l’honneur et la conscience peuvent souffrir qu’on traduise le mot tibia par les parties voisines de celles qu’on n’oserait nommer. C’est une périphrase qui serait absurde dans toutes sortes de sujets ; car enfin le mot jambe, qui répond à celui de tibia, n’a rien qui oblige à des circuits de paroles ; mais quand on se sert de ce détour afin de donner l’idée d’une impureté, on se porte au delà de l’absurde : c’est une supercherie criminelle. La mauvaise foi ne règne pas moins dans le changement des termes signum dilectionis, en ceux d’unguenium amoris. Mais que direz-vous d’un écrivain qui, pour ne pas perdre la comparaison qu’il a trouvée dans l’apologie d’Hérodote [5], compare avec les embrassemens de deux hommes pleins de vie, la vision d’une religieuse extasiée ? Quand il serait sûr qu’une telle religieuse

  1. Conférez l’article Brossier, tom. IV, p. 159, remarque (B).
  2. ........... Ridentem dicere verum
    Quid vetat ?..........
    Horat., sat. I, lib. I, vs. 24.

  3. Henri Étienne, Apologie d’Hérodote, chap. XXXIV, pag. m. 367, 368,
  4. Jurieu, Préjugés, Ire. part., pag. 398.
  5. Chap. XXXIV, pag. 168.