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MACHIAVEL.

ceux de paradis, desquels il était écrit, Beati pauperes, quoniam ipsorum est regnum cœlorum. Ceux-ci étant retirés, on fit paraître un nombre innombrable de personnages pleins de gravité et de majesté : on les voyait comme un sénat où on traitait d’affaires d’état, et fort sérieuses ; il entrevit Platon, Sénèque, Plutarque, Tacite, et d’autres de cette qualité. Il demanda qui étaient ces messieurs-là si vénérables ; on lui dit que c’étaient les damnés, et que c’étaient des âmes réprouvées du ciel : sapientia hujus sæculi enimica est Dei. Cela étant passé, on lui demanda des quels il voulait être. Il répondit qu’il aimait beaucoup mieux être en enfer avec ces grands esprits, pour deviser avec eux des affaires d’état, que d’être avec cette vermine de ces bélîtres qu’on lui avait fait voir. Et à tant il mourut, et alla voir comme vont les affaires d’état de l’autre monde [1]. » Spizélius rapporte en substance le même récit [2]. Il a des gens qui font le conte d’une autre manière. Ils prétendent que Machiavel a dit dans quelqu’un de ses ouvrages, qu’il aimerait mieux être envoyé aux enfers après sa mort, que d’aller en paradis : car, ajoutait-il, je ne trouverais au paradis que des mendians, et de pauvres moines, et des ermites, et des apôtres ; mais dans les enfers je vivrais avec les papes, et avec les cardinaux, et avec les rois et les princes. François Hottman [3] témoigne qu’on lit cela dans les Commentaires de Wolfius, sur les Tusculanes de Cicéron, et il déplore que nonobstant ces blasphèmes, et plusieurs autres, on permit à Bâle l’impression des Œuvres de Machiavel, traduites par un professeur qu’il nomme Stupanus. Il observe que Perna, qui avait été emprisonné plusieurs fois par l’ordre des magistrats, pour avoir mis sous la presse divers livres exécrables et impies, imprimait cette traduction. Hotman raconte cela, et quelques autres choses curieuses, dans une lettre datée du 25 décembre 1580.

(M) Ceux qui disent que dans son Prince il avait dessein de représenter Charles-Quint, s’abusent grossièrement. ] Je m’étonne que Jacques Gohory ait débité cette pensée. Machiavel, dit-il [4], ha fait un livre du Prince..... auquel il descrit singulierement toutes les parties requises au seigneur tendant à monarchie, y voulant secrettement representer l’empereur Charles Quint lors regnant, comme il en donne tesmoignage en un passage. Comment n’avait-il point vu que cet ouvrage fut composé avant que l’on sût si Charles-Quint acquerrait beaucoup de réputation ? N’avait-il point lu dans le chapitre XXI, que Ferdinand, roi d’Aragon, était en vie quand Machiavel faisait cet ouvrage ? N’avait-il point lu dans un autre endroit [5] que l’auteur parle de l’empereur Maximilien, comme d’un prince qui vivait encore ? Ne savait-il pas que cet empereur mourut au mois de janvier 1519, trois ans après Ferdinand, et lorsque son petit-fils Charles-Quint n’avait pas encore dix-neuf ans accomplis ?

(N) ...... On a débité que c’était un livre dont Catherine de Médicis faisait son étude particulière, et qu’elle mettait entre les mains de ses enfans. ] L’auteur du Tocsin contre les Massacreurs observe [6] que Charles IX avait été très-mal élevé, et qu’on lui avait laissé ignorer ces enseignemens de l’Écriture [* 1], que le roi établi sur le peuple de Dieu ne doit point élever son cœur sur ses frères, ains qu’il doit ensuivre la loi du Seigneur de point en point, et y méditer en la lisant tous les jours de sa vie [7]... Au contraire de quoi la reine a fait instruire ses enfans ès préceptes qui étaient plus propres à un tyran qu’à un roi vertueux, lui faisant faire leçon, non pas seulement des sots contes de Perceforest, mais surtout des traits de cet athée Machiavel,

  1. (*) Deut. XVII, 19, 20.
  1. Binet, du Salut d’Origène, pag. 359 et suiv.
  2. Spizelius, in Scrutinio Atheismi Historico Ætiologico, pag. m. 132. Il cite Jac. Marchant, in Hort. Pastor., tract. I, lect. VII, propos. II.
  3. Francis. Hotomanus, epist. XCIX, pag. 139.
  4. Gohory, dans la Vie de Machiavel, au-devant de sa traduction du Prince.
  5. Dans le chapitre XXIII.
  6. Tocsin contre les Massacreurs, pag. 53.
  7. Tocsin, pag. 54.