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Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T11.djvu/265

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ORIGÈNE.

ment et nécessairement tout ce qui peut convenir à un être malicieux. Or il est certain qu’un tel être se porterait aisément à répandre des faveurs dont il saurait que l’usage deviendrait funeste à ceux à qui il les communiquerait. On parle d’un certain Romain qui faisait présent de très-beaux habits à ceux à qui il voulait du mal.

Eutrapelus, cuicunque nocere volebat,
Vestimenta dabat pretiosa : beatus enim jam
Cum pulchris tunicis sumet nova consilia et spes :
Dormiet in lucem : scorto postponet honestum
Officiun : nummos alienos pascet : ad imum
Thrax erit, aut olitoris aget mercede caballum
[1].

C’est-à-dire : « Quand Eutrapélus voulait nuire à quelqu’un, il n’en savait pas de meilleur moyen que de lui envoyer des habits magnifiques ; car, disait-il, cet homme-là se croyant déjà le favori de la Fortune, et prenant ces beaux habits formera de nouveaux desseins, et concevra de nouvelles espérances. Il dormira jusqu’à midi, il préférera une courtisane à tous ses devoirs les plus honnêtes ; il prendra le soin de faire profiter à ses dépens l’argent de son voisin ; et il sera enfin réduit à être gladiateur, ou valet de jardinier, et mènera au marché un cheval chargé d’herbes[2]. » Les mauvais princes, qui chercheraient les moyens de satisfaire adroitement la passion qu’ils auraient conçue de ruiner un grand seigneur, lui donneraient avec joie le gouvernement d’une province, s’ils savaient qu’en abusant de cette charge il se rendrait le plus odieux de tous les hommes, et le plus digne d’un châtiment exemplaire ; mais un héros de roman formé pour être un modèle de la perfection royale, un prince, dis-je, tiré d’après les idées encore plus exactement que le Cyrus de Xénophon[3], ne tendra jamais un piége par ses libéralités. Veut-il donner des charges ? il choisit les plus convenables à ceux qu’il souhaite de gratifier, et ne leur donne point celles dont il conjecture qu’ils s’acquitteraient très-mal. Il donne promptement : c’est un caractère de bonté qui multiplie le bienfait[4]. Il n’engage pas à de longues sollicitations ceux qui lui demandent quelque chose : cela détruit le mérite du bienfait[5], et ne convient qu’à une bonté si médiocre qu’elle n’est presque point digne d’être distinguée de la dureté. Ceux qui nous ont donné le portrait du cardinal Mazarin, ont mis comme un grand défaut l’habitude qu’il avait contractée de faire traîner si long-temps l’exécution de ses promesses, que tout le plaisir se consumait dans l’espérance, et qu’on trouvait ses faveurs toutes estropiées par les efforts avec quoi il avait fallu lui arracher. Promissis largus, quibus multoties non stetit : aut si implevit, fastidio et morâ diù libratum beneficium improbè extortum elumbavit, longo voto consumens gaudia[6]. Si l’on avait voulu faire son panégyrique, et lui attribuer par adulation une libéralité achevée, l’on aurait dit que sa promptitude à obliger prévenait les sollicitations, et qu’elle épargnait à ses cliens la honte d’une requête. Illud atque in vulgus, principem obiisse… liberalem in primis, et qui raro exemplo hujus ævi preces anteverteret, ut consuleret accipientium pudori[7]. Un panégyriste qui s’attacherait à la perfection en idée pour l’attribuer à ses héros, ne manquerait pas de faire entrer dans le caractère de leur libéralité une liaison indissoluble entre donner l’art de bien user d’un présent, et donner le présent même.

On voit par-là quelles sont les propriétés de la bonté idéale, ce qu’elle exclut, ce qu’elle renferme. Or en consultant cette idée de bonté, on ne trouve point que Dieu, principe souverainement bon, ait pu renvoyer la

  1. Horat., epist. XVIII, lib. I, vs. 31.
  2. Je me sers de la version de M. Dacier.
  3. Cyrus ille à Xenophonte non ad historiæ fidem scriptus, sed ad effigiem justi imperii. Cicero, ad Q. fratrem, epist. I, lib. I, folio m. 98, D.
  4. Bis dat qui citò dat.
  5. Gratia quæ turda est, ingrata est, gratia namque
    Cùm fieri properat, gratia grata magis.
    Ausonius, epigr. LXXXII
    .

    Voyez aussi l’épigramme LXXXII, et les auteurs que l’on cite dans le commentaire sur ces paroles d’Ausone, à l’édition d’Amsterdam, 1671.

  6. Priolus, de Rebus gallicis, lib. XI, sub fin., pag. m. 392.
  7. Famian. Strada, Prolus. II, lib. II, pag. m. 255. Il parle de Léon X.