Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T13.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
93
SAPHO.

La demoiselle qui l’a rendue un si grand modèle de perfection, a porté long-temps le nom de Sapho dans les ouvrages d’esprit où l’on parlait d’elle : c’était faire beaucoup d’honneur à l’ancienne Sapho, puisque l’on donnait son nom à une fille qui écrivait parfaitement bien et en vers et en prose, et dont la vertu était admirée [1]. Au reste, il y a lieu de penser que si Anacréon et Sapho se fussent vus dans leurs jeunes ans, ils se seraient fait l’amour, et que nous saurions des nouvelles plus certaines des bonnes fortunes du galant, que nous n’en savons de celles d’Alcée[2]. Peut-être même se seraient-ils mariés ensemble ; mais je ne sais si la concorde aurait pu régner entre eux : ils aimaient trop pour cela chacun son semblable. Je ne sais point où M. le Fèvre[3] a trouvé que Diphilus ait fait mention de leurs amours : ce devrait être dans Athénée, qui néanmoins ne le dit pas. J’ai dit que mademoiselle le Fèvre a mis entre eux deux un intervalle de cent ou de six-vingts ans ; mais j’ajoute que cela ne s’accorde point avec ce qu’elle pose d’abord en fait, qu’Anacréon a été contemporain de Solon, d’Ésope, de Cyrus, de Crésus, et de Pisistrate. Ces deux dernières remarques sont également contre le père[4] et contre la fille.

(B) Tous ses vers roulaient sur l’amour. ] Pausanias remarque qu’Anacréon fut le premier qui, après Sapho, n’écrivit presque que des vers d’amour [5], et que Sapho écrivit quantité de choses sur cette matière, qui ne s’accordaient point ensemble[6]. Cela veut dire qu’elle tourna ce sujet en tant de façons, qu’elle en parlait tantôt d’une manière, tantôt d’une l’autre. Le jeu lui plaisait. Entre autres choses elle avait fait le calcul des signes à quoi l’on pouvait connaître une personne amoureuse, et elle y avait si bien réussi, que le médecin Érasistrate reconnut à ces enseignes la maladie d’Antiochus[7]. Tout le monde sait que ce jeune prince brûlait d’amour pour Stratonice sa belle-mère, et que, n’osant pas le déclarer, il fit le malade ; et que, la cause de son mal ayant été reconnue, il devint l’époux de Stratonice, par la démission de son père : mais toutes les fois qu’on parle de cette aventure, on ne remonte pas, comme l’on devrait, jusques à Sapho, qui fournit au médecin les expédiens qui lui étaient nécessaires. quand on voulait désigner les poésies de cette femme par leur véritable caractère, on les appelait ses feux et ses amours,

......... Spirat adhuc amor
Virumque commissi calores
Æoliæ fidibus puellæ [8].


Plutarque l’a comparée à ce Cacus, fils de Vulcain, de qui les Romains avaient écrit qu’il jetait feu et flamme par la bouche : c’est une composition de feu, dit-il[9], que ce qu’elle chante ; ses vers sont une expulsion de la flamme qu’elle a dans le cœur.

(C) Il ne nous reste... que certains petits morceaux… une hymne à Vénus, et une ode à une maîtresse. ] L’hymne à Vénus a ’été conservé par le moyen de Denys d’Halicarnasse [10], qui l’allégua pour un exemple d’une perfection qu’il voulait caractériser. Par une semblable vue, Longin [11] nous a conservé l’ode à une maîtresse. Catulle a traduit une partie de cette ode[12]. Toutes ces circonstances sont une preuve de l’estime singulière qu’on faisait des vers de Sapho.

M. le Fèvre avait résolu de publier des observations sur cette ode-là ;

  1. Et de qui on pouvait dire :

    Castior hœc et non doctior illa fuit.
    Martial., epigr. LXVIII, lib. VII.

  2. Voyez l’article d’Alcée, tom. I, p. 373.
  3. Vie des Poëtes grecs, p. m. 49, Mademoiselle le Fèvre le dit aussi dans la Vie d’Anacréon.
  4. M. le Fèvre, dans sa Vie des Poëtes grecs, met Anacréon à la 72e. olympiade ; et dans ses notes latines sur Anacréon, il le fait contemporain de Solon, d’Ésope, de Créus, de Pisistrate, etc.
  5. Pausanias, lib. I, pag. 23.
  6. Idem, lib. IX, pag. 302.
  7. Plutarch., in Demetrio, pag. 907.
  8. Horat, od, IX, lib. IV.
  9. Αὕτη δὲ ἀληθῶς μεμιγμένα πυρὶ ϕθέγγεται, καὶ διὰ τῶν μελῶν ἀναϕέρει τὴν ἀπὸ τῆς καρδίας θερμότητα. Ipsa autem verò igni mixta loquitur, et per carmina calorem corde conceptum emittit. Plutarchus, de Amore, pag. 762.
  10. De Colloc. verborum, cap. LXXXI.
  11. Περὶ ὒψης, cap. IX.
  12. Voyez, dans le Commentaire d’Isaac Vossius sur Catulle, pag. 113, ces deux pièces de Sapho corrigées.