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ZUÉRIUS.

dentes, puisqu’on ne sait pas qui il est. Mais pour le dénoncé, il est connu de tout le monde, et ses meilleurs amis n’oseraient nier qu’il n’ait souvent avancé des choses qui se sont trouvées fausses. Qu’on lise ce qui s’est écrit pour et contre au sujet de la Cabale de Genève et de l’Avis aux Réfugiés, on trouvera de longues listes de faussetés que son adversaire lui a données à prouver, et qui n’ont jamais été prouvées [1] : on en trouvera, dis-je, de longues listes qui étonneront, soit qu’on considère la qualité de ces faussetés, soit qu’on considère la hardiesse qu’il faut avoir eue pour les soutenir publiquement. On verra qu’il a été convaincu d’avoir altéré et falsifié ce que son libraire lui rapportait touchant l’impression d’un Projet de Paix ; de l’avoir, dis-je, falsifié dans des chefs capitaux et essentiels [2]. M. de Beauval long-temps après l’a convaincu d’imposture et calomnie si fortement, qu’on n’a pu opposer à ses convictions qu’une défense des magistrats contre le débit du livre. Cela ne guérit de rien ; car lorsque les magistrats défendent un livre, ils ne garantissent point qu’il contienne des faits faux. M. Jurieu ne prétend pas que lorsque les états de Hollande défendirent le débit de l’Esprit de M. Arnauld, ils décidèrent que les faits contenus dans cet ouvrage étaient des mensonges. Enfin, un ministre vénérable par son âge, par la gravité de ses mœurs, par sa piété, et par son savoir [3] ; un tel ministre, dis-je, qui a vu cent fois M. Jurieu dans les synodes, assure que la présence de M. Jurieu gâte ordinairement ses affaires, parce qu’il a des emportemens qu’il ne peut pas soutenir, et qu’il avance témérairement des choses de la fausseté desquelles il est convaincu sur-le-champ. Qui ne voit que puisqu’il faut nécessairement que le dénonciateur ou le dénoncé soit un imposteur, la raison et le bon sens veulent qu’on soupçonne plutôt celui-ci que celui-là [4].

XX. Quelqu’un me dira peut-être qu’on pourrait, dans une affaire de cette nature, préférer un inconnu, s’il ne s’agissait pas d’une fausseté dont tant de personnes vivantes ont été témoins. Afin de répondre à cette objection, je remarquerai deux choses : l’une est que M. Jurieu osa publier, en 1691, que les bourgmestres de Rotterdam s’étaient servis envers lui d’une distinction avantageuse, lorsqu’ils les mandèrent, lui et l’auteur de la Cabale chimérique, pour leur faire savoir leur intention. Cependant il était très-vrai que ces messieurs avaient tenu la balance égale entre les deux parties, et n’avaient exigé de l’une que ce qu’ils avaient exigé de l’autre [5]. Il y avait cinq bons témoins de cela, MM. les quatre bourgmestres et le pensionnaire de la ville. M. Jurieu ne laissa pas de faire imprimer sur-le-champ cette prétendue distinction, sans craindre le démenti que cinq personnes vénérables lui pouvaient donner. Il avait son échappatoire toute prête : c’est qu’il n’avait point mis son nom à ses factums ; et, outre cela, il savait bien qu’on n’en viendrait pas à des éclaircissemens juridiques. Ce qu’il a fait depuis est tout autrement hardi : il a dit [6] que ces messieurs ne se consoleront jamais du zèle que les vénérables magistrats de Rotterdam ont fait paraître contre leur ami, professeur en philosophie. Peu de jours après il s’aperçut que cela faisait contre lui ; car cela signifie visiblement que ce professeur n’a perdu sa charge que pour des dogmes de religion, et qu’ainsi les accusations de crime d’état, que M. Jurieu lui a intentées avec tout ce grand fracas qui a retenti par toute l’Europe, n’ont été comptées peur rien. Il n’y a pas loin de là jusqu’à être reconnu pour un calomniateur public, ou pour un délateur étourdi qui n’a nul discernement. Qu’a-t-il fait pour parer ce coup ? Il a changé

  1. Voyez la préface de la Chimère de la Cabale de Rotterdam démontrée, pag. 197.
  2. Voyez la Cabale chimér., page 58 de la première édition, et pag. 62 de la deuxième ; et la Chimère démontrée, pag. 65.
  3. M. Saurin. Voyez la préface de son Examen de la Théologie de M. Jurieu.
  4. Semel malus (et à plus forte raison sæpè malus) semper præsumitur in eodem genere mali, disent les jurisconsultes.
  5. Voyez la Chimère démontrée, pag. 215, et à la préface, page 64.
  6. Réflexions sur la Dénonciation, page 5.