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DISSERTATION

Je n’allègue point l’aveu d’un roi d’Angleterre [a] ; car ce serait donner le change, et mal appliquer une pensée au sujet présent. Il ne s’agit point ici des grandes choses qu’un roi peut faire sans sortir de son cabinet, et par la seule vertu de sa plume. Il ne s’agit point même en général de l’efficace de la plume dans une guerre. C’est une matière sur quoi il parut un petit livre l’an 1679 [b].

XVII. S’il y a trop de rigueur à infliger la même peine aux distributeurs d’un libelle qu’aux auteurs. Remarques contre ceux qui approuvent les libelles.

J’ai appelé rigoureuse la loi de Valentinien et de Valens, qui soumet à la peine capitale ceux qui, rencontrant un libelle par cas fortuit, ne l’anéantissent pas, mais au contraire le font valoir. Cela veut-il dire que je blâme cette loi ? Nullement, car je ne saurais comprendre qu’une personne qui en pareil cas répand un libelle, ait moins d’envie de nuire que celui qui le compose : elle est donc digne de la même peine que l’auteur. Mais que dirons-nous du plaisir qu’on prend à la lecture d’un libelle diffamatoire ? N’est-il pas bien criminel devant Dieu ? Il faut distinguer. Ou ce plaisir n’est autre chose qu’un sentiment agréable qui nous saisit quand nous tombons sur quelque pensée ingénieuse et bien exprimée ; ou c’est une joie que nous fondons sur le déshonneur de la personne que l’on diffame. Je n’ai rien à dire sur le premier cas ; car peut-être trouverait-on ma morale trop éloignée du rigorisme, si j’assurais qu’on n’est point le maître de ces sentimens agréables, non plus que de ceux que nous avons lorsque du miel ou du sucre touchent notre langue. Mais au second cas tout le monde m’avouera que le plaisir est un grand péché. Le plaisir au premier cas ne dure guère, il prévient notre raison, notre réflexion, et il fait tout aussitôt place à la douleur de son prochain. S’il ne cesse pas promptement, c’est une marque que l’audace du satirique ne nous déplaît pas, et que nous sommes bien aises qu’il diffame son ennemi par toutes sortes de contes : et alors on encourt de droit les peines dont le faiseur du libelle s’est rendu digne. Un auteur moderne me tombe ici sous la main ; voici ses paroles : Saint Grégoire excommuniant les auteurs qui avaient déshonoré le diacre Castorius, n’excepte pas ceux qui lisaient cet ouvrage : Parce que si les médisances, disait-il, ont toujours fait les délices des oreilles, et le bonheur du peuple qui n’a point d’autres avantages sur les honnêtes gens, celui qui prend son plaisir à les lire, n’est-il pas aussi coupable que celui qui a mis sa gloire à les composer [c] ? C’est une maxime sûre que ceux qui approuvent une action la feraient agréable-

  1. Il dit telles paroles dudit roi Charles cinquième : Il n’y eut oncques mais roi en France qui moins s’armast que celui-ci, qui ne bouge de son cabinet à escrire lettre, et si n’y eut oncques roi qui tant me donnast à besongner qu’il fait. Belloforest, Chroniques et Annales de France, folio m. 357, à l’année 1363.
  2. Intitulé : Arma Anserina, sive Armatura Epistolaris, à Doctore militari, Tacito, subministrata et in Dissertatione politicâ diducta à G. C. W.
  3. Clavigny de Sainte-Honorine, Usage des Livres suspects, pag. 41, 42.