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DISSERTATION

cour. Il serait à propos que quelques-uns de nos auteurs détrompassent en général le public là-dessus, et fissent connaître que ces sortes d’histoires sont supposées. Ce sont de misérables auteurs qui les composent, pour tirer quelque argent d’un avide imprimeur, et écrivent tout ce qui vient au bout de leur plume. Comment ces gens-là pourraient-ils avoir su toutes les particularités secrètes qu’ils rapportent ? Qui leur a donné les lettres qu’ils ont l’effronterie de faire imprimer comme véritables ? À peine les gens qui savent le mieux la carte de la cour, et qui y sont depuis plusieurs années, pourraient-ils rapporter tous ces détails. Quelle apparence qu’un pauvre écrivain logé dans un galetas, sans autre commerce que celui qu’il a avec un libraire affamé d’argent, fût si bien instruit de ces sortes d’aventures, si elles étaient véritables ? Feu monsieur de Mézeray, dont l’Histoire de France est avec raison tant estimée, ne pouvait souffrir ces sortes d’histoires et de nouvelles ; il voulait ou tout vrai, ou tout faux [1] : le mélange de l’un et de l’autre lui paraissait monstrueux, et même de dangereuse conséquence pour l’avenir : en effet, que sait-on si, dans deux ou trois cents ans, ceux qui écriront l’histoire de notre temps ne prendront pas ces livres satiriques pour des mémoires originaux et authentiques, faits par des auteurs contemporains, et auxquels on doit ajouter foi [2] ? Comme on ne peut exterminer ces pestes de l’histoire, du moins faut-il en avertir ceux qui viendront après nous, afin qu’ils n°y soient pas trompés. »

Il faut avouer qu’il y a de très-bonnes choses dans ce passage, et que l’auteur a raison de dire qu’il serait bien à propos que l’on réfutât ce qui se pourrait réfuter ; car que voulez-vous que jugent nos descendans, lorsqu’ils liront tant de choses qui auront couru sans l’opposition de personne ? Pourront-ils s’empêcher de croire qu’elles étaient véritables ? Ne diront-ils pas que si elles ne l’avaient pas été, on les aurait réfutées pour l’honneur de ceux qu’elles flétrissaient ? Combien y a-t-il de gens aujourd’hui que les satires du seizième siècle détiennent dans illusion ? Celles de notre temps ne seront pas moins actives dans les siècles à venir ; et il ne faut s’imaginer, sous prétexte qu’elles disparaissent dans les boutiques des libraires au bout de deux ou trois mois, qu’elles n’auront pas une longue vie. Elles se conserveront dans les plus fameuses bibliothéques, où l’on a eu soin de les recueillir. Je ne prétends pas qu’on soit obligé de réfuter tous les libelles ; ce travail serait infini, et souvent très-superflu. Il suffirait de réfuter ce qui a un peu le caractère d’histoire, et de donner des principes généraux sur les moyens de discerner la vérité, et de se précautionner contre la hardiesse des satiriques. Il faudrait par exemple qu’une personne de poids et bien instruite critiquât le livre qui s’intitule Annales de la Cour et de Paris, pour les années 1697 et 1698 [3]. Si l’on convainquait de fausseté seulement cinq ou six faits des plus notables, tout le reste tomberait, et surtout en cas que l’on avertit les lecteurs que pour croire raisonnablement ce que ces sortes d’écrivains avancent, il faudrait qu’on vît dans leurs relations un tel et un tel amas de caractères, sans quoi l’on doit supposer que leurs contes ne sont qu’un recueil des entretiens des auberges, et des tabagies, et des cafés. Ces lieux-là sont les étapes et les magasins des fausses nouvelles, et ne sauraient être mieux comparés qu’avec la Mythologie de Natalis Gomes. Un ouvrage tel que la réfutation dont je parle servirait de préservatif d’ici cent ans, et serait d’une grande force entre les mains de ceux qui travailleraient à la recherche des vérités historiques.

L’auteur que j’ai cité oublie une réflexion nécessaire. Il devait se plaindre de la France presque autant que de la Hollande ; car c’est en France principalement que se débitent les écrits dont il se plaint. Si les Fran-

  1. Conférez avec ceci la rem. (C) de l’article Nidhard, tom. XI, pag. 152.
  2. Conférez avec ceci ce qu’on a dit ci-dessus rem. (A) de cette Dissertation.
  3. Imprimé l’an 1701.