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DISSERTATION

les chevaux, dont la fureur en fait d’amour est extrême, pourraient bien s’échauffer auprès du bronze sans l’aide d’aucun philtre. Supposons qu’ils aient une âme, ne pourront-ils pas se figurer qu’une statue est l’animal qu’elle représente, ou qu’à tout le moins c’est une belle statue ? Au premier cas, pourquoi ne leur arriverait-il point, mutatis mutandis, ce qui arriva à ces oiseaux qui béquetèrent la peinture d’une vigne ? Un cheval peint par Apelles fit bien hennir des chevaux vivans [a]. Au second cas, pourquoi seraient-ils incapables de la faiblesse où plusieurs hommes sont tombés, d’aimer lascivement une statue [b] ? Je conviens qu’on peut objecter entre plusieurs autres choses, que les yeux ne sont pas les seuls guides en amour à l’égard des bêtes [c], comme fort souvent à l’égard des hommes, et que l’odorat est le principal véhicule de cette passion dans la machine des animaux ; d’où il s’ensuit qu’une statue manque à leur égard des principaux ressorts de l’amour. Mais la question est si l’adresse du statuaire ne pourrait pas suppléer à ce défaut par l’imitation des attitudes d’une cavale excessivement passionnée, et si l’on peut révoquer en doute ce que les poëtes grecs ont tant chanté, et Ausone après eux, touchant la vache d’airain de Myron (B). Tite-Live, plus croyable lui seul que cent poëtes, rapporte qu’à Syracuse un taureau accomplit l’œuvre de la chair sur la statue d’une vache. Vaccam æneam Syracusis, ab agresti tauro qui pecore aberâsset, initam ac semine aspersam [d]. On en dit autant de quelques autres animaux. Myronis æream buculam taurus inscenderet, caniculam, columbam, anatem coloribus expressas mares congeneres insilirent [e]. Il ne faut pas dissimuler que Tite-Live rapporte ce fait comme un des prodiges de cette année-là, et qu’en matière de prodiges il n’est pas fort sûr de s’en rapporter à lui. Si l’on veut avec les cartésiens que les bêtes soient des automates, on ne laissera pas de comprendre qu’une naïve imitation des attitudes pourra faire bien du fracas.

VIII. Fautes de Cardan sur ce même fait.

Cardan [f], qui ne doute point du fait rapporté par Pausanias, et qui en donne même des raisons naturelles le mieux qu’il peut, n’a point pris là le mâle pour la femelle ; il a si bien reconnu que Pausanias parle de la statue d’un cheval, que c’est une des objections qu’il tâcha de soudre : mais, au reste, il ne paraît pas qu’il ait bien examiné le passage de cet historien ; car il lui fait dire que ce cheval de bronze était à Héraclée d’Élide, province du Péloponnèse [g], dans un lieu nom-

  1. Pline, libro XXXV, cap. X. Valère Maxime, lib. VIII, cap. XII, dit que c’était une cavale : quo excusabilior est error equi, qui visâ picturâ equæ hinnitum edere coactus est.
  2. Plusieurs modernes en ont fait le recueil, entre autres Balthasar Boniface, Hist. Ludicr., lib. XIV, cap. XIII.
  3. Voyez le passage de Lancelot de Pérouse, dans la rem. (B).
  4. T. Livius, lib. XLI.
  5. Balth. Bonifacius, Histor. Ludier., lib. XIV, cap. XIII. Voyez Athénée, cité dans la rem. (B).
  6. De Subtilit., lib. XVIII.
  7. In Heracleâ Elidis Peloponnesi provinciâ equum æneum fuisse narrat in loco cui nomen erat Quialten.