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CONTENANT LE PROJET.

on la rapporte au siècle et à la partie du monde où nous vivons. Si l’homme était parfaitement raisonnable, il ne s’occuperait que du soin de son salut éternel ; une seule chose lui serait nécessaire, comme Notre-Seigneur le dit à Marthe : Porrò unum est necessarium [a]. Qui ne sait aussi la bonne et sage maxime : De peu de biens nature se contente ? Qui peut douter que si nous nous contenions dans les bornes de la nécessité naturelle, il ne fallût abolir comme des choses superflues presque tous les arts ? Mais enfin on ne peut plus traiter avec l’homme sur ce pied-là ; il est de temps immémorial en possession de chercher les commodités de la vie, et toute sorte d’agrémens et de plaisirs. Entre autres choses non nécessaires dont il a plu aux Européens de s’occuper, ils ont voulu entendre la langue latine et la langue grecque, ou pour le moins ce qui est contenu dans les livres qui nous restent en ces deux langues ; et ils ne se sont pas contentés de savoir en gros ce qu’il y a dans ces livres, ils ont voulu examiner si tout y était certain, et si l’on ne pourrait pas éclaircir ce en quoi un ancien auteur contredit l’autre ; et quand ils ont pu développer ces difficultés, et celles de toutes sortes d’histoires, ils ont senti un plaisir fort doux, ils ont bien diverti leurs lecteurs et ils se sont attiré de grands éloges, quoiqu’au reste ces éclaircissemens ne fussent d’aucun usage pour diminuer la cherté des vivres, ni pour résister au froid et au chaud, à la pluie et à la grêle. On ne doit donc pas m’imputer la témérité impertinente de vouloir étaler comme une marchandise de grand prix une chose rejetée de tout le monde comme inutile ; car je ne fais que me régler sur le goût que je trouve tout établi depuis long-temps. Qu’on n’ait pas raison ou qu’on en ait de se plaire à n’être point dans l’erreur sur aucun point de géographie, de chronologie, d’histoire, cela ne m’importe ; je ne suis responsable de rien ; c’est assez pour moi que le public [b] veuille connaître exactement toutes les faussetés qui courent, et qu’il fasse cas de ces découvertes [c].

Et qu’on ne me dise pas que notre siècle, revenu et guéri de l’esprit critique qui régnait dans le précédent, ne regarde que comme des pédanteries les écrits de ceux qui corrigent les faussetés de fait, concernant ou l’histoire particulière des grands hommes, ou le nom des villes, ou telles autres choses ; car il est certain, à tout prendre, qu’on n’a jamais eu plus d’attachement qu’aujourd’hui à ces sortes d’é-

  1. Évangile de saint Luc, chap. X, vers. 42.
  2. Par ce mot on ne prétend pas dire que tout le monde se plaise aux mêmes réfutations ; mais seulement que les uns se plaisent à celles-ci, les autres à celles-là.
  3. S’il n’importe pas de les connaître, il n’importe pas aussi de les ignorer. Scaliger, au commencement de ses notes sur Catulle, a dit ceci : Etsi, candide lector, hoc epigrammate patienter carere poteras, habet tamen quod te scire melius fuit quàm ignorare. Voyez les Nouvelles de la République des Lettres, Avertiss. du mois d’août, 1684. Lipse voulait connaître la vérité jusque dans les plus petites choses : admirabilis Lipsius alicubi ait se cupere etiam in minimis vera scire. Epist. Hoffm. ad Reinesium, pag. 100.