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ÉCLAIRCISSEMENT

à l’autre avant que la raison ait eu le temps de la retenir.

Il y a une autre considération qui peut apprendre aux compilateurs de littérature qu’il leur suffit de se tenir dans les bornes de la bienséance ordinaire. C’est qu’ils ne doivent pas espérer qu’ils seront lus par des gens dont les oreilles et l’imagination soient si tendres, que le moindre objet obscène leur puisse causer des surprises dangereuses. Je ne sais pas si l’on supposait avec raison dans l’ancienne Rome, que les mots sales que l’on faisait dire à de petits enfans à la chambre des nouvelles mariées [1], étaient les premiers qu’elles eussent entendus ; mais je suis persuadé qu’aujourd’hui, de quelque sexe que l’on soit, on n’a pas plus tôt vu le monde quatre ou cinq ans, que l’on sait par ouï-dire une infinité de choses grasses [* 1]. Cela est principalement vrai dans tous les pays où la jalousie n’est pas tyrannique. On y vit dans une grande liberté. Les conversations enjouées, les parties de plaisir, les festins, les voyages à la campagne, y sont presque un pain quotidien. On n’y songe qu’à se divertir, et qu’à égayer l’esprit. La présence du beau sexe est bien cause que les obscénités n’y entrent pas à visage découvert, mais non pas qu’elles n’y aillent en masque. On les produit sous des enveloppes qui, comme je l’ai prouvé ci-dessus, n’empêchent pas que l’objet sale ne se peigne dans l’imagination tout comme si l’on se servait des termes d’un paysan. La crainte d’être raillées comme des prudes et des précieuses [2] fait que les femmes n’osent se fâcher pendant qu’on ménage les expressions [3]. C’est une pure question de nom, une vraie dispute de mots : la chose signifiée passe, mais non pas toutes les paroles qui la signifient. Ainsi un auteur doit croire qu’il ne prendra pas ses lecteurs au dépourvu, et que la coutume les aura fortifiés et endurcis.

Il est bien certain que les femmes qui lisent un livre de littérature ne commencent point par-là : elles ont déjà lu des romans, et des pièces de théâtre, et des poésies galantes. Les voilà donc bien aguerries. Il n’y a rien dans mon Dictionnaire que l’on ne puisse braver, après avoir combattu de tels ennemis. Si l’on s’est tiré heureusement d’aussi mauvais pas que le sont la musique luxurieuse [4] des opéras, la tendresse des tragédies, le libertinage des comédies, les descriptions passionnées des effets et des désordres de l’amour, on lira bien sans péril les articles d’Abélard et d’Héloïse. Si l’on trouve des endroits choquans, cette peine sera bientôt suivie du doux plaisir de s’être donné à soi-même de nouvelles preuves de la force de sa pudeur. Si l’on se plaît à ces endroits-là, et si l’on s’y gâte, ce ne sera point ma faute, il s’en

  1. * Le président Bouhier trouve que Bayle est ici en contradiction avec lui-même, puisqu’il a voulu tirer avantage de la plaisanterie d’un avocat. Voyez l’article Quellenec, remarque (A), tom. XII, pag. 376.
  1. Voyez ci-dessus, rem. (G) de l’article Lycurgue, tom. IX, pag. 227
  2. Voyez ci-dessus, cit. (52).
  3. Voyez ci-dessus, cit. (20).
  4. Cette épithète est de M. Despréaux, dans la Xe. satire.