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ÉCLAIRCISSEMENT

le temps présent soit plus corrompu que celui de nos ancêtres [1]. On a toujours fait les mêmes lamentations [2], et c’est ce qui nous en doit donner quelque défiance. J’ai bien de la peine à croire que la corruption de notre temps soit égale à celle du règne de Charles IX et de Henri III. Mais ne disputons point sur cela, employons le dato non concesso des logiciens, et supposons ce qu’on nous demande. J’en conclurai tout le contraire de ce que l’on en conclut ; car il n’est jamais aussi nécessaire de représenter fortement et vivement la laideur du crime, que lorsqu’il fait le plus de ravages (H) : et c’est un mauvais moyen d’arrêter le cours de l’impureté que de la décrier avec des paroles de soie, et que de n’oser donner un nom odieux aux femmes qui se prostituent. Outre cela, si la corruption est si grande de quoi a servi cette chasteté de mots introduite dans le français depuis soixante ans, selon le calcul de M. Chevreau [3] ? N’est-ce pas un signe que la proscription des idées prétendues grossières est un remède de néant ? Et qui vous a dit qu’il les faut proscrire de peur de ruiner entièrement la pudeur ? Avez-vous consulté les femmes, en faveur de qui principalement vous vous abstenez de ces termes-là ? Vous ont-elles avoué que ce sont des termes qui font courir un grand risque à leur honneur ? Ne vous diraient-elles pas plutôt que c’est les calomnier que de ne les pas croire à l’épreuve d’une idée et d’une parole ? Ne vous diraient-elles pas que si elles veulent un langage qui marque plus faiblement l’impureté, c’est afin que l’on se fasse une idée beaucoup plus juste de leur vertu, qui est plus sensible à la pudeur que celle de leurs aïeules ! Elles ne craignent donc pas comme une chose tentante les objets grossiers. Ils ne feraient que donner de nouvelles forces à leur pudeur. Elles ne s’en formalisent qu’à cause de l’impolitesse et de l’incivilité qu’elles trouvent dans certains mots. Ceux qui prétendent que vu la corruption infinie de notre temps il faut s’abstenir de tous les récits qu’ils nomment grossiers sont semblables à un voyageur, qui, pour empêcher que son manteau tout couvert de boue ne se salît, se garderait bien de le mettre dans une chambre où il fumerait. Si la dépravation du cœur est si grande que la lecture d’un vilain fait historique pourrait pousser dans l’adultère les jeunes gens, assurez vous que ce sont autant de pestiférés dont vous craignez d’empirer la condition en les mettant auprès d’un galeux. Un style poli, et des enveloppes délicates, ne guériront pas de telles gens, et ne les arrêteront pas sur les bords du précipice.

Sûrement on donne ici dans le sophisme, à non causâ pro causâ. Ce n’est pas de là que dépendent les destinées de la chasteté : vous n’allez point à l’ori-

  1. Je veux même avouer que certains ordres de gens sont plus corrompus qu’autrefois ; et c’est ce que j’ai entendu par ces paroles de la page 3 de mes Réflexions sur le Jugement du Public : Nous voulons paraître plus sages que nos pères, et nous le sommes moins qu’eux.
  2. Voyez un bel endroit sur cela dans le IIIe. volume des Mélanges de Vigneul Marville.
  3. Voyez ci-après la cit. (l), pag. 367.