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ZÉNON.

moqué des apôtres lorsque, pour leur persuader qu’il avait un vrai corps, il leur a dit, Palpate et videte quia spiritus carnem et ossa non habent ; Il répond que les façons d’argumenter dont l’Écriture se sert pour l’ordinaire sont plutôt tirées d’une dialectique accommodée à la portée du vulgaire que d’une vraie logique : d’où il conclut que Jésus-Christ pour persuader aux apôtres qu’il n’était pas un fantôme, mais un vrai homme, s’est servi de la logique qui a été la plus proportionnée au sens du vulgaire, par laquelle le peuple a coutume de se persuader que les choses existent. Il ajoute que Dieu n’est pas obligé de nous apprendre infailliblement qu’il y a des corps qui existent, et que si nous en avons une certitude plus que morale, nous ne l’avons que par la foi. Les raisons du père Mallebranche ont sans doute bien de la force ; mais j’oserais bien dire qu’elles en ont beaucoup moins que ce qu’on a vu ci-dessus[1]. Je voudrais bien savoir de quelle manière M. Arnauld aurait réfuté cela. Personne n’était plus capable que lui d’en trouver la solution. Il a fait voir, en examinant le dogme du père Mallebranche, qu’il entendait l’art d’attaquer par les fondemens. Il s’est attaché à la base de l’opinion de son adversaire ; car il a montré que s’il n’y a point de corps, on est contraint d’admettre en Dieu des choses tout-à-fait contraires à la nature divine, comme d’être trompeur, ou sujet à d’autres imperfections que la lumière naturelle nous fait voir évidemment ne pouvoir être en Dieu[2]. Il se sert de huit argumens. Le père Mallebranche les appelle de bonnes preuves, mais de fort méchantes démonstrations[3] : je crois, continue-t-il, qu’il y a des corps, mais je le crois bien prouvé et mal démontré. Je le crois même comme démontré, mais en supposant la foi. Il se propose une objection qu’il fonde sur ces pensées déshonnêtes et impies de l’âme[4], et il répond, « qu’il est certain que le corps n’agit point immédiatement sur l’esprit, et qu’ainsi c’est Dieu seul qui met immédiatement dans l’esprit toutes les pensées bonnes et mauvaises, comme c’est lui seul qui remue le bras d’un assassin et d’un impie, aussi-bien que le bras de celui qui fait l’aumône ; et que la seule chose que Dieu ne fait point, c’est le péché, c’est le consentement de la volonté. Il est vrai que Dieu ne met dans l’esprit de l’homme des pensées inutiles et mauvaises, qu’en conséquence des lois de l’union de l’âme et du corps, et du péché qui a changé cette union en dépendance. Mais comment M. Arnauld démontrera-t-il, j’entends démontrer, qu’il n’a point fait quelque péché il y a dix ou vingt mille ans, et qu’en punition de ce péché il a ces pensées fâcheuses, par lesquelles Dieu le punit et le veut faire mériter sa récompense, en combattant contre ce qu’il appelle les mouvemens de la concupiscence ? M. Arnauld démontrera-t-il que Dieu, qui a pu permettre le péché et toutes ses suites, qui l’obligent, en conséquence des lois naturelles qu’il a établies, à mettre dans l’esprit tant de sales pensées et de sentimens impies, n’a pas pu permettre qu’il ait péché lui-même il y a vingt mille ans ? Démontrera-t-il que Dieu ne peut sans corps lui donner les pensées qui l’incommodent : et cela en conséquence des lois de l’union de l’âme et du corps, qu’il a prévues et qu’il peut suivre sans avoir formé aucun corps ? Mais qu’il raisonne tant qu’il voudra, je romprai sans peine la chaîne de ses démonstrations, en lui disant que Dieu peut avoir eu des desseins dont il ne lui a point fait de part [5]. » M. Arnauld répliqua beaucoup de choses, et nommément celle-ci, qu’il y a dans la réponse du père Mallebranche quelques propositions outrées qui, étant prises à la rigueur, vont à établir un très-dangereux pyrrhonisme[6]. Sa preuve se pourra voir dans ce passage[7] :

  1. Dans la remarque (G), à l’exposé de la première objection.
  2. Arnauld, Traité des vraies et des fausses Idées, page 324.
  3. Mallebranche, Réponse au livre des vraies et fausses Idées, page 321.
  4. Là même, page 325.
  5. Là même.
  6. Arneuld, Défense contre la Réponse au livre des vraies et des fausses Idées, p. 577, 578.
  7. Là même, pag. 590, 591.