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ZÉNON.

que les intelligibles, et contraint l’entendement de juger par passion plus que par raison. Car estant acoustumé par le sentiment du travail ou du plaisir, d’entendre à la nature vagabonde, incertaine et muable des corps, comme chose subsistante, il est aveugle et perd la connoissance de ce qui véritablement est et subsiste, la lumière et instrument de l’ame, qui vaut mieux que dix mille yeux corporels, par lequel organe seul se peut voir la divinité. Or est-il qu’en toutes les autres sciences mathematiques, comme en mirouers non raboteux, mais également par tout unis, aparoissent les images et vestiges de la verité des choses intelligibles ; mais la geometrie principalement, comme la mere et maistresse de toutes les autres, retire et destourne la pensée purifiée et deliée tout doucement de la cogitation des choses sensuelles. C’est pourquoi Platon lui mesme reprenoit Eudoxus, Achytas et Menechmus, qui taschoyent à reduire la duplication du solide quarré des manufactures d’instrumens, comme s’il n’estoit pas possible par demonstration de raison, quoi qu’on y taschast, de trouver deux lignes moyennes proportionnelles. Car il leur objiçoit que cela estoit perdre et gaster tout ce que la geometrie avoit de meilleur, en la faisant retourner en arriere aux choses maniables et sensibles, en la gardant de monter à mont, et d’embrasser ces éternelles et incorporelles images, ausquelles Dieu estant tousjours ententif, en estoit aussi tousjours Dieu [1]. » Plusieurs passages d’Aristote [2] nous apprennent que la quantité, en tant que détachée de tout ce qui tombe sous les sens, est l’objet des mathématiques. La plupart des mathématiciens avouent que cet objet n’existe point hors de notre entendement. M. Barrow a trouvé mauvais qu’ils l’avouassent [3]. Sa censure tombe nommément sur le jésuite Blancanus et sur Vossius ; mais il est certain que Blancanus a raison, et qu’il ne le faut censurer qu’en ce qu’il a prétendu que l’existence du globe et du triangle, etc. des géomètres est possible : Ultimò dici potest, hæc entia esse possibilia ; quis enim neget angelum, aut Deum, ea posse efficere [4] ? On n’a pas besoin d’un long discours afin de montrer qu’il est impossible que ce globe ni que ce triangle, etc. existent réellement ; il ne faut que se souvenir qu’un pareil globe posé sur un plan ne le toucherait qu’en un point indivisible, et que, roulant sur ce plan, il le toucherait toujours à un seul point. Il résulterait de là qu’il serait tout composé de parties non étendues : or cela est impossible, et enferme manifestement cette contradiction-ci, qu’une étendue existerait et ne serait point étendue. Elle existerait selon la supposition, et elle ne serait point étendue, puisqu’elle ne serait point distincte d’un être non étendu. Tous les philosophes conviennent que la cause matérielle n’est point distincte de son effet ; donc ce qui serait composé de parties non étendues ne serait pas distingué d’elles ; or ce qui est la même chose qu’un être non étendu est nécessairement une chose non étendue. Nos théologiens lorsqu’ils enseignent que le monde a été produit de rien n’entendent pas qu’il soit composé de rien, le mot rien ne signifie pas la cause matérielle du monde, materiam ex quâ, mais l’état antérieur à l’existence du monde, ce qu’ils appellent terminum à quo, et ils reconnaissent qu’en prenant le mot de rien au premier sens, il est absolument impossible que le monde en ait été fait. Il n’y a pas plus d’extravagance à soutenir que le monde a été fait de rien comme de sa cause matérielle, qu’à soutenir qu’un pied d’étendue est composé de parties non étendues [5]. Il n’est donc pas possible, ni qu’un ange, ni que Dieu même, produisent

  1. Plut. in Sympos., lib. VIII, cap II. Je sers de la version d’Amyot, et je remarque par occasion qu’il a gâté tout le sens ; car dans les paroles qui précèdent celles que je cite il y a estimez donc que, etc., au lieu qu’il fallait dire par interrogation, estimez-vous que, etc.,
  2. Vossius, de Scient. mathematicis, pag. 4 et seq., les rapports.
  3. Isaac Barrow, lect. V, page 25.
  4. Blancanus, de Naturâ Mathemat., p. 7.
  5. Joignez à ceci ce qu’on a dit ci-dessus au commencement de la remarque (G) de l’article précédent.